Un flamenco revisité

Superbe spectacle ce mardi 30 janvier, au Théâtre de Chaillot. Un flamenco totalement revisité, tout en gardant la sobriété et la virtuosité initiales.

Au départ, je me suis demandé si je ne m’étais pas trompée de programme. Car, dans une semi-obscurité, une musique lancinante, qui n’a rien à voir avec le rythme attendu, et des danseurs et danseuses tout de noir vêtu-e-s, bougeant lentement, très lentement, sur la scène elle aussi noire…

Je vous laisse la surprise, si vous allez voir ce spectacle (ce que je vous recommande vivement), mais progressivement tout s’anime, puis se calme à nouveau. Les corps obéissent au chant très doux d’une femme comme au chant traditionnel de l’homme, au violoncelle, au saxo, à la clarinette, et les claquettes deviennent aussi parfois instruments de musique.

Un décor également très sobre, mais qui révèle des surprises… Comme je le disais, au début totalement noir. Puis descendent des bouts de bois clair attachées à de longues cordes, de la même teinte. Ils vont ainsi remonter, descendre plus ou moins bas, remonter… Jusqu’au moment où le « danseur étoile », qui n’est autre que le chorégraphe, David Coria, en tire un bâton avec lequel il « joue » ensuite. Et jusqu’à la fin où les danseurs lient plusieurs de ces bâtons pour transformer la pépinière de jeunes pousses resserrées en une fûtaie bien claire…

De gauche à droite : la chanteuse-violoncelliste, le joueur d’instruments à vent et à percussion, le chanteur, les quatre membres de la troupe, et à l’extrême gauche, le chorégraphe David Coria

Les costumes du début sont élégants, comme il se doit dans le flamenco, et permettent de saisir les mouvements des corps, quand ils ne les amplifient pas. Par contre, ceux de la fin sont éclatants et décalés, et, pour ma part, j’ai regretté ce changement. La musique et la danse suffisaient à traduire l’évolution vers le festif, me semble-t-il.

Ainsi, ce spectacle est à la fois sobre et extrêmement riche, totalement envoûtant. Et j’ai même ri (intérieurement) en assistant au détournement complet des codes. Par exemple, quand ce sont deux grands gaillards qui se portent mutuellement, voire une femme qui porte un homme. Ceux du flamenco sont parfois totalement respectés, parfois aussi mis à mal en une transgression visiblement revendiquée.

Une performance extraordinaire, à la fois des chanteur.euse, des musicien-ne-s et des danseurs et danseuses. Une chorégraphie très innovante, foisonnante dans la sobriété. Bref, un concentré d’oxymores. Et un jaillissement d’émotions contradictoires… Bref, un vrai moment de bonheur intense, partagé par le public, qui a participé par moments, et ovationné à la fin.

Comme toujours, et volontairement, je n’avais pas lu les explications avant. Je viens donc d’en prendre connaissance, après avoir écrit ce qui précède. Et voici la présentation « officielle » du spectacle sur le site de la Maison de la Danse.

« Après le bouleversant ¡Fandango!, le Sévillan David Coria revient avec Los Bailes Robados, un flamenco contemporain empreint de cris et de révoltes, soutenu par des jeux vocaux et sonores remarquables. S’inspirant de moments d’hystérie collective (la chorémanie) où des groupes se mettaient subitement à danser, sans relâche et jusqu’à la mort, il crée un manifeste politique qui invoque le désir d’être soi et d’agir dans la liberté, exorcisant la douleur et l’asservissement — criant pour la femme, le fou, le différent et les invisibles, pour tous les os brisés par leurs danses. Accompagné de sept interprètes d’exception dont le maître du chant flamenco David Lagos et la violoncelliste Isidora O’Ryan, il nous invite à un pas de deux avec la vie, avec des êtres aux corps ondulants qui, du chaos à l’harmonie, s’engagent dans une gestuelle hypnotique et vibrante. »

Mes recherches m’ont aussi amenée sur le terrain linguistique, comme toujours. Que signifie le titre? Exactement ce que j’avais imaginé : « Les bals dérobés ». En voici des extraits:

Enfin, vous pourrez voir des extraits du précédent spectacle de David Coria, Fandango, sur le net. Dont celui-ci, où l’on entend et voit le chanteur. Et si vous préférez découvrir David Lagos autrement, c’est ici, par exemple. Pour découvrir Isadora O’Ryan, vous pouvez entre autres regarder (et surtout écouter) cet extrait, ou aller sur sa chaîne You Tube. Quant à David Coria, il communique sur Instagram. Plusieurs vidéos d’extraits sont visibles, comme ici, ici ou encore là, avec des commentaires du chorégraphe.

Chorégraphies contrastées

J’ai assisté la semaine dernière à deux spectacles de danse, au Palais de Chaillot. L’un d’entre eux, vous en avez déjà entendu parler sur ce blog, était un hymne à la vie, à l’amour, au(x) plaisir(s). Des corps nus, des scènes érotiques, des tableaux d’une beauté vivante et pure, des fleurs, de l’eau… Bref, un bouquet de joies et d’émotions partagées. La salle a vibré d’un bout à l’autre du spectacle.

Je n’ai pas voulu vous en dire davantage dans le précédent article, car vous pouviez encore aller le voir, et il me semblait important de ne pas trop dévoiler ce qui est, de bout en bout, surprises heureuses. Comme il n’est plus à l’affiche actuellement, je puis être plus loquace.

Au départ, sur la scène, des silhouettes revêtues de survêtements à capuche. Elles s’en dépouillent progressivement, et les spectateurs/trices découvrent des corps presque nus. Seul un slip ou un string les habille. Seul? Pas vraiment. Car les corps sont magnifiés par des cordes. Depuis, j’ai recherché sur le net si on pouvait comprendre la technique. Et j’ai trouvé. Il s’agit d’une série de noeuds utilisés pour le shibari, dénommée « Kikkou » (pour en savoir plus, voir ici). Les couleurs de cordes étaient variés, et j’ai particulièrement admiré l’esthétique d’un beau « dessin » de corde rouge sur l’ébène d’un des danseurs. Tout le début est assez lent, la montée en charge émotionnelle progressive. Des êtres qui vivent des scènes d’orgie, dont certaines dignes d’un certain Sade, mais sans la violence, qui s’ébattent et se débattent dans les plaisirs physiques… La musique elle-même est suggestives. Et de très beaux « tableaux », de corps enchevêtrés, immobiles ou frissonnants.

A droite de la scène, un portant orné de cordes de diverses couleurs. Et deux personnes, un homme et une femme, vêtus de noir, assis à côté. Un-e à un-e, les artistes se détachent du groupe dansant et s’approchent du portant. L’homme se lève, choisit une corde, et, en direct, sous nos yeux, leur attache les bras et mains dans le dos. Et le danseur, ou la danseuse, repart parmi les autres…. comme si de rien n’était. A ce moment, la chorégraphie devient plus précise, s’interprète souvent en binômes mouvants.

Nos désirs font désordre, 2ème volet de Desire'series par SINE QUA NON ART  – C'est Comme Ca qu'on Danse
Nos désirs font désordres, Cie SINE QUA NON ART (c) Xavier Léoty (source)

Par la suite, tout le monde quitte la scène et revient, tirant derrière soi (bras et mains toujours attachés) un grand vase rempli de branchages, de feuillages et de fleurs. Cette fois, les deux personnes en noir vont auprès de chacun-e. L’homme orne cette fois la jambe d’une nouvelle architecture de noeuds, tandis que la femme crée de splendides compositions florales en piquant sur le réseau de corde placé sur la tête des danseurs/euses tantôt une branche, tantôt une gigantesque feuille, tantôt des fleurs… Et chacun-e se remet à évoluer en une danse très lente, cette fois. L’ensemble se fige de temps à autres en un tableau éclatant de couleurs. Composition picturales de compositions corporelles et florales. Superbes.

La lumière se rallume dans la salle. La fin? Non, pas du tout. Les artistes ont leurs bras libérés mais les visages masqués et montent les escaliers, distribuant des pièces de la composition florale. Puis redescendent sur scène.

La musique devient plus vive, et retentit plus fort. Tout le monde se libère des noeuds. Une partie se dénude complètement, l’autre joue avec string ou slip. On s’arrose, l’eau envahit la scène. Et suscite des glissades dans tous les sens, parmi les restes de bouquets… Une joyeuse libération totale, qui fait vibrer la salle, jusqu’à la scène finale…

Les spectateurs/trices enthousiastes se lèvent, crient, sifflent, applaudissent. Un délire complet. Qui dure, dure… une « standing ovation » sans fin… et tout le monde repart avec le sourire…

Pour en connaître davantage et voir des extraits d’une autre représentation de Nos désirs font désordres, voyez ceci.

Tout autre est le second spectacle…

Il commence par un ballet de grandes marionnettes qui glissent magistralement sur la scène. Elles portent des robes longues très larges, amples mais raides, qui accroissent la sensation de « raideur mobile », si j’ose dire. Elles finissent pas disparaître, et arrivent des jeunes femmes vêtues de curieuses robes noires sur des chemisiers blancs. Curieuses, car des sortes de bretelles reliées par une large bande de tissu noir occultent les poitrines. Elles sont reliées par des cordes à une grande croix posée sur le sol. Des pleureuses du Christ? Je ne m’aventurerai pas à l’interprétation des divers actes du ballet, tant tout m’a semblé obscur – à tous les sens du terme.

Puis elles tirent la croix, laissant la scène vide. Elle se remplit progressivement de vastes coffres sur roulettes, qui font évidemment penser à des cercueils. Ce qui semble se confirmer lorsque deux danseuses coiffées de têtes géantes représentant des vieilles sont glissées dans l’un des coffres.

La musique fait penser aux airs méditerranéens d’autrefois, et les corps souvent battent le rythme. Quelques beaux tableaux dont on n’a pas le temps de saisir tout l’attrait esthétique… et une danse évoquant parfois la pantomime.

Puis les danseuses s’effacent et reviennent en robe blanche mi-longue, formant corolles lorsqu’elles tournent sur elles-mêmes. Rires, cris, elles s’ébattent sur scène. J’ai du mal à vous raconter ce que j’ai vu, tant il m’a été difficile de suivre et, encore plus de comprendre. Un bébé? des fleurs blanches… des rondes… l’apparition de « belles Dames », d’un géant sans tête… Tout cela doit avoir du sens, mais trop surréaliste pour moi. Et pour les autres? Les spectateurs/trices restaient tranquilles, rien ne bougeait (sauf mon voisin qui regarda sa montre). Mais on ne ressentait aucune vibration.

Très technique, beaucoup de recherche, assez esthétisant parfois. Pour ce qui me concerne, il m’a manqué l’émotion. Même les tambours à la fin ne m’ont pas fait vibrer, c’est dire!

Pourtant, la présentation était alléchante.

« Marcos Morau embrasse ici l’histoire de l’art, de Pablo Picasso à Luis Buñuel, ose l’hommage distancié aux Ballets russes, emporte sa troupe de danseurs dans des contrées nouvelles. Vague de corps virtuose, ensembles chorégraphiés au cordeau, travail sur le rythme : tout est empreint d’une folle énergie. Le chorégraphe revisite les processions de son Espagne natale comme le sacré des corps. De son inventivité, doublée d’un goût pour les tableaux vivants, résulte une transe à la beauté léchée, peut-être la plus belle de son répertoire. Un spectacle magistral. « Soma » en grec signifie « corps », « sonum » en latin « son ». Sonoma, ballet-monde, est riche de ces racines. »

Il y a encore une semaine de représentation, j’aimerais que l’un ou l’une d’entre vous aille y assister et me donne son ressenti. Pour les autres, un extrait est visible en ligne ici. J’aurais dû le regarder avant, ce que je me refuse toujours à faire!

Rien de commun entre l’hommage vibrant et la « communion » entre le public et les artistes vécus lors du premier spectacle, et les applaudissements mesurés d’une grande partie du public lors du second. Mais certain-e-s semblent avoir apprécié, à en juger par des applaudissements plus forts. Peut-être des érudit-e-s, qui ont reconnu les évocations des autres arts à travers cette chorégraphie si particulière? Sans doute ne le suis-je pas assez…

Fleurs déposées à l’issue du spectacle
« Nos désirs font désordre »

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