Obsolescence non programmée

Il est des mots comme des hommes : certains deviennent grabataires. Ils ne sont pas comme les objets techniques actuelles : leur obsolescence n’est pas programmée. Non, elle survient sans que l’on ne sache comment ni pourquoi. Ils ne sont plus exploités, utilisés, modifiés, ils n’évoluent plus. Pire, ils tendent à disparaître de notre belle langue. On pourrait penser : « Normal, il en est d’autres qui ont la même signification ». Mais non. Pas toujours. Celui dont j’ai envie de vous parler ce matin est de ceux qui n’ont pas vraiment de synonymes. On pourrait faire remarquer : « Normal, il est trop difficile à écrire » ou encore « à prononcer » ou encore « à mémoriser ». Mais non. L’objet de cet article est simple. A écrire, prononcer et mémoriser. Alors, pourquoi est-il enterré vivant ?

Hier soir, dans une conversation anodine avec mes convives, il a surgi au détour d’une phrase, prononcé par un ami qui aime les belles-lettres (encore une expression grabataire!). « Ingambe ».

Je l’ai aussitôt repris. Avec délectation. « Ingambe ».

Et j’ai vu renaître des « vieillards » d’autrefois, de naguère comme de jadis. Gambadants, allègres, par monts et par vaux. Vous vous souvenez de Georges Hautecourt dans Les Aristochats ?

Qui, soit dit en passant, me fait penser à Voltaire… Etait-il ingambe, notre cher François-Marie ? En tout cas, Jean-Baptiste Pigalle y a pensé avant moi…

Voltaire nu ou le Vieillard Idéal, Pigalle

Bien sûr, on en arrive à ce petit village breton, vous savez, celui qui osa résister au grand César? Et à l’un de ses habitants, plus ingambe que quiconque…

Pas de femmes ingambes? Mais si, j’en ai trouvé! Dans l’article « Funambules » de l’Encyclopedia Universalis. Il y est question d’une funambule qui se produisait encore à 80 ans. Elle dansait sur la corde, cette Madame Saqué!

Ce mot fait la nique à l’âgisme!

Vous ne vous en souvenez pas, vous non plus? Mais si… faites un effort. « Gambadant », vous avez compris ? Et vous connaissez « in », le contraire de « out »… Vous avez même peut-être utilisé le joli terme « gambettes »… ou l’expression plus rare « être en jambes »… Voilà. Vous y êtes! Allons le chercher chez un autre vieux coproduit par une bande de vieux…

Tout en bas, à gauche, sur cette page du Dictionnaire de l’Académie Française

Si vous ne parvenez pas à lire, je recopie pour vous :  » Léger, dispo, alerte. Il n’est que du styke familier« . Allons donc, moi qui le trouvait plutôt aristocratique, le voici réduit au rang de vulgaire!

La dernière attestation que j’en ai trouvée, lors de mes premières recherches sur le net, se trouve dans une oeuvre littéraire est due à… un Américain. Certes, parfaitement bilingue, puisqu’il devint le premier membre étranger de l’Académie Française, après avoir refusé l’offre de Pompidou de lui attribuer la nationalité française : Julian Hartridge Green, dans son oeuvre « fleuve », son Journal (19 volumes, Roger Martin du Gard est largement distancié!), l’utilise pour décrire la démarche d’un de ses personnages.

« Je regarde marcher la vieille. Elle est intéressante; elle ne titube pas, au contraire, elle danse un peu, elle est ingambe, c’est une alerte pocharde » (Green, Journal,1948, p. 219).

Mais, depuis, j’en ai découvert une plus récente. La citation de ce terme est aussi le fait d’un étranger d’origine. Jorge Semprun, dans son oeuvre « Exercices de survie« . Au fait, la connaissez-vous? Voici un extrait de la quatrième de couverture.

« J’étais dans la pénombre lambrissée, discrètement propice, du bar du Lutetia, quasiment désert. Mais ce n’était pas l’heure ; je veux dire, l’heure d’y être en foule, l’heure d’y être attendu ou d’y attendre quelqu’un. D’ailleurs, je n’attendais personne. J’y étais entré pour évoquer à l’aise quelques fantômes du passé. Dont le mien, probablement : jeune fantôme disponible du vieil écrivain que j’étais devenu.
J’avais tout juste le désir d’éprouver mon existence, de la mettre à l’épreuve

Jorge Semprun Mora est espagnol, lui. Après l’Américain, voici un Espagnol qui remet sur pied notre grabataire.

 » D’abord, tous les Polonais rassemblés étaient jeunes, ingambes, apparemment en bonne santé. Les chefs de la communauté polonaise avaient abandonné derrière eux les vieillards, les malades, les naufragés. — (Jorge Semprún, Exercices de survie, 2012, p. 120) »

Je vous laisse la parole, si vous trouvez plus récent. Et vous propose un défi : faire revivre le mot. Si vous l’employez, le prononcez, l’écrivez, le diffusez sur les réseaux sociaux, revivra-t-il? Retrouvera-t-il sa place, « in gambe« , « sur ses jambes »?

Lorsque j’entendis ce mot, je pensai immédiatement à un instrument dont le nom m’a souvent interpellée : « viole de gambe ». Mais quel rapport entre les deux? Et d’abord, y a-t-il un rapport?

Eh oui, il en est un : la « viola da gamba » se différencie de la « viola da bracchio », tout simplement parce qu’elle se pose sur un genou ou entre les genoux, donc contre la ou les jambes, alors que la seconde se tient « à bras ». Regardez le tableau de Mathias Grünewald (vous savez, celui pour qui Paul Hindemith composa une symphonie en 1934 – j’y reviendrai peut-être un jour, car l’oeuvre a fait couler beaucoup d’encre)… on boucle en revenant à la musique! car notez que le tableau est présenté en fond de la page). Au premier rang, elle est « da gamba ». Au deuxième, « da braccio »…

Image illustrative de l’article Viola da braccio
Extrait du retable d’Issenheim, Mathias Grünewald

… et si vous voulez en savoir davantage sur cet instrument, suivez les explications de Myriam Rignol, violiste de l’un de mes ensembles préférés, les Arts Florissants.

Joueuse de viole de gambe, Bernardo Strozzi (source)