Autour du peintre du « Tableau »

A la suite de la représentation de cette adaptation de la pièce de Yasmina Réza, je me suis questionnée sur le nom de l’artiste imaginaire (discutable… peut-être un condensé d’artistes) qui serait l’auteur-e du tableau autour duquel tourne une grande partie de l’intrigue : Antrios. Juste par curiosité. Juste pour m’amuser. J’ai envie de vous présenter aujourd’hui le fruit de mes réflexions. En toute modestie. Sans prétention aucune. Simplement parce que je me suis dit que la pièce pouvait/pourrait aussi être vue autrement…

Le mot ne semble pas exister. Je suis prudente, car je ne lis pas tous les alphabets! J’ai donc cherché à en identifier les connotations possibles.

1. Proximité avec une grande figure de l’Antiquité grecque : Anteros

Le nom a deux connotations en grec ancien : d’une part, antíos qui désigne un opposé, un contraire, et d’autre part Ἀντέρως (Antéros, l’anti-Eros), terme constitué de « Eros » et « anti », soit le contraire d’Eros, d’où l’idée d’ « Amour retourné ». Selon une version, il serait fils d’Arès (dieu de la guerre, entre autres) et d’Aphrodite (déesse de l’amour). Logique, comme « contraire » ! Selon une autre version, il aurait été engendré par Poséidon et un frère des Néréides.

 Version 1 : évocation des géniteurs

C’est Pausanias qui en parle le premier, mais on le retrouve, tant dans la littérature grecque que dans la littérature romaine, chez de nombreux auteurs.

Pausanias, Description de la Grèce 1. 30. 1 (trad. Jones) (récit de voyage grec, IIe siècle ap. J.-C.) : « Devant l’entrée de l’Académie [en dehors d’Athènes] se trouve un autel à Éros (Amour), avec une inscription selon laquelle Charmos fut le premier Athénien à dédier un autel à ce dieu. L’autel dans la ville appelé l’autel d’Antéros (Amour vengé), disent-ils, a été dédié par des étrangers résidents, parce que l’Athénien Meles, dédaignant l’amour de Timagoras, un étranger résident, lui ordonna de monter au point le plus élevé du rocher et de se jeter. Lorsque Meles vit que Timagoras était mort, il souffrit de tels remords qu’il se jeta du même rocher et mourut ainsi. À partir de ce moment, les étrangers résidents adorèrent Antéros comme l’esprit vengeur de Timagoras. »

Pausanias, Description de la Grèce 6. 23. 5 : « Dans l’une des palestres [dans la ville d’Élis] se trouve un relief montrant Éros (Amour) et Antéros (Amour rendu), comme on l’appelle. Éros tient une branche de palmier, et Antéros essaie de lui prendre la palme. »

Ovide, Fastes 6. 90 (trad. Frazer) (poésie romaine, Ier siècle av. J.-C. au Ier siècle ap. J.-C.) : « ‘Ô [Vénus-Aphrodite] gracieuse Mère des deux Cupides (Amours) [c’est-à-dire Éros et Antéros],’ dis-je, ‘accorde-moi ta faveur.’ La déesse regarda le poète. »

Fresque de Pompéi : Aphrodite et les deux jumeaux (source)

Cicéron, De Natura Deorum 3. 21 (trad. Rackham) (rhétoricien romain, Ier siècle av. J.-C.) : « Le troisième [Cupidon-Éros], qui est le même qu’Antéros, [fils] de Mars [Arès] et de la troisième Vénus [Aphrodite]. »

Sénèque, Phèdre 274 et suiv. (trad. Miller) (tragédie romaine, Ier siècle ap. J.-C.) : « Toi déesse [Aphrodite], née de la mer cruelle, que l’on appelle mère des deux Cupides (Amours) [c’est-à-dire Éros et Antéros], ce garçon espiègle et souriant. »

Nonnos, Dionysiaques 47. 332 et suiv. (trad. Rouse) (épopée grecque, Ve siècle ap. J.-C.) : « [Ariane se lamente après avoir été abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos :] ‘Les images mêmes d’Éros (Amour) et d’Antéros (Amour rendu) sont-elles jalouses de moi ? Car j’ai vu une vision délicieuse de mariage accompli dans un rêve trompeur, et le beau Thésée était parti.’ »

 Version 1 : symbolisme

Platon le met en scène dans le Phèdre. Socrate parle de l’amour entre un éromène et un éraste.

« Mais, tout comme celui qui de quelque autre a pris une ophtalmie est hors d’état de prétexter une cause à son mal, lui, il ne se doute pas qu’en celui qui l’aime, c’est lui-même qu’il voit, comme en un miroir : en sa présence, la cessation de ses souffrances se confond avec la cessation des souffrances de l’autre ; en son absence, le regret qu’il éprouve et celui qu’il inspire se confondent encore : en possession d’un contre-amour (antéros) qui est une image réfléchie d’amour. »

— (255d, trad. Léon Robin) »

« Platon, Phèdre 255d (trad. Lamb) (philosophe grec, IVe siècle av. J.-C.) : « Lorsqu’il est avec l’amant, tous deux cessent de souffrir, mais lorsqu’il est absent, il languit comme on languit après lui, et il a l’image de l’amour, Antéros (amour contre amour) qui loge en son sein, qu’il appelle et croit être non pas amour mais amitié seulement, et son désir est comme le désir de l’autre, mais plus faible ; il veut le voir, le toucher, l’embrasser, et probablement peu de temps après son désir est accompli. »

 Version 2

Il serait fils de Poséidon et Néritès, frère des Néréides.

Élien, Sur les animaux 14. 28 (trad. Scholfield) (histoire naturelle grecque, IIe siècle ap. J.-C.)

 « Poséidon était l’amant de Nérides [fils de Nérée], et que Nérides lui rendait son amour, et que c’était l’origine du célèbre Antéros (Amour mutuel). »

2. L’Anteros des astrologues

« A cette période, l’Astéroïde 1943 Anteros faisait partie de la « liste critique ». Sa position était considérée comme « mal connue ». Par une série de prises de vues, nous avons mesuré ses positions (sur chaque image séparément). Les positions obtenues ont été communiquées au Minor Planet Center MPC.

A droite, figure un compositage de la série d’images. l’Astéroïde qui se déplace rapidement sur le fond des étoiles est bien visible aux positions 1, 2, 3 et 4 (respectivement au moment de la prise de vue des quatre images). Sur la gauche, figure le résultat de la réduction astrométrique en mode automatique de notre logiciel de traitement d’image TRIMASS. » (Source : David Romeuf)

(1943) Antéros est un astéroïde Amor, découvert le 13 mars 1973 par James B. Gibson au complejo Astronómico El Leoncito, en Argentine.

Pour en savoir plus : https://www.therapyame.com/2024/08/22/1943-anteros-et-lamour-retrouve/

2. Deux homophones non homographes

La symbolique de l’Etre Humain dans toutes ses dimensions

Contrairement à la vision divine ou à l’image d’un corps céleste, nous voici redescendus sur Terre, avec la racine du terme « anthropos ».

Source : Romain Garnier. Nouvelles réflexions étymologiques autour du grec ￿νθρωπoς.

En ce sens, les trois personnages seraient typiques de la race humaine… mais je ne vois pas pourquoi Réza aurait transformé le théta en tau…

Une autre connotation : l’entrisme

Homophones, mais pas homographes : les deux racines peuvent se confondre dans un théâtre !

« Tactique consistant à s’introduire dans une organisation, un parti, pour en infléchir l’orientation. »

Telle est la définition du CNRTL… Je vous laisse transposer dans le contexte de la pièce…

3. Une dernière proximité, homophone et homographe : l’antre

Pas besoin de longs discours, pour évoquer l’antre dans toutes ses dimensions, physiques comme symboliques.

En antithèse totale du blanc, tant physiquement que symboliquement !

Synthèse

Le nom est connoté, pour des hellénistes ou amateurs/trices de l’Antiquité grecque, à deux filiations : d’une part à l’amour homosexuel, et d’autre part à une idée de « retour », tantôt dans le sens qu’il prend dans l’expression « en retour », tantôt dans le sens de « contraire ». Dans la mythologie, le couple Eros / Anteros est riche d’interprétations. La littérature s’en est emparée avec l’antérotisme… Et la psychanalyse n’est pas en reste (Source).

Il s’agit dès lors de questionner la dynamique du groupe social d’appartenance de chaque personnage, mais aussi celle du trio d’amis. Amis? Amants? Amoureux? Les femmes sont bien absentes de la pièce, à l’exception de celle que va épouser, sans enthousiasme, Yvan…

Questionner le « groupe », c’est aussi ce qu’évoque la connotation à l’entrisme. Le lien possible avec l’anthropisme, lui, suggère plutôt l’opposition humains / divins, l’artiste étant soit médiateur soit « entre les deux » et parfois victime de cette non- ou bi- appartenance.

Enfin, l’antithèse antre/noirceur, clarté/blancheur est si évidente qu’elle ne peut que résonner en chacun-e des spectateurs/trices…

Pour les hellénistes, le choix de la connotation sera lié à la prononciation des acteurs. En effet, dans un cas il s’agit d’un omicron (o ouvert et léger), alors que dans le second c’est un oméga (o fermé et grave)… C’est donc la manière de prononcer « Antrios » qui oriente vers telle ou telle connotation…

« Le tableau », une adaptation d’ « Art »

J’avais eu l’occasion, voici quelques années, de voir jouer Arditi, Vanneck et Luchini dans la pièce de Yasmina Reza, « Art ».

Je ne vous donnerai pas la date, mais c’était avant le Covid, entre 1995 et 1998. Une pièce qui m’avait séduite, et vous reconnaîtrez que le trio était impressionnant. Si vous le souhaitez, vous pouvez la voir intégralement sur YouTube, elle est en ligne. C’est intéressant à deux titres : la pièce, certes, mais aussi les acteurs encore jeunes… Certains l’ont rejouée depuis, et elle est encore souvent à l’affiche…

En ce mois de novembre 2025, c’est une troupe d’amateurs qui l’interprétaient pour la première fois. Eux sont de vrais amateurs – j’allais ajouter « éclairés, certes », car ce qualificatif leur irait bien. Mais la metteure en scène est une vraie professionnelle. Et j’ai admiré ce qu’elle a pu tirer d’une salle des plus ordinaires (un rez-de-chaussée d’immeuble) où les spectateurs, assis sur des chaises pliantes, étaient au même niveau que les acteurs. Certes, l’auteur avait indiqué la nécessaire sobriété des décors, mais la petite troupe éphémère a réussi, avec des éléments sortis des demeures de chacun, à nous transporter de lieu en lieu. Car on est tantôt chez Serge, le riche collectionneur qui s’est offert le tableau, chez Marc, l’ingénieur en aéronautique, l’adepte du bon vieux temps, et chez Yvan, la « cigale » qui va épouser la fille d’un papetier pour qui il est « représentant de commerce ». Le « marqueur » des lieux? Un seul indice. Un tableau, justement… des plus classiques… voire une « croûte » comme le qualifie le texte.

« « Le salon d’un appartement. / Un seul décor. / Le plus dépouillé, le plus neutre possible. / Les scènes se déroulent successivement chez Serge, Yvan et Marc. / Rien ne change, sauf l’œuvre de peinture exposée. »

Reconnaissez que c’est une belle gageure que d’oser se produire dans de telles conditions! Eh bien, le challenge a été réussi! Et les spectateurs/trices étaient enchanté-e-s de ce spectacle au rythme soutenu… et ébahi-e-s, il faut le dire, devant la performance de chacun. Le célèbre monologue de Marc notamment! Brillamment interprété, sans trou ni hésitation… emportant le spectateur dans les dédales des pensées et ressentis de celui qui m’a fait penser au clown blanc, vous savez, celui qui fait rire mais qui ne parvient pas à être heureux? « . Comme le dit le personnage :

« Je ne suis pas content mais d’une manière générale, je ne suis pas un garçon qui peut dire, je suis content. »

Mais chaque acteur méritait amplement les félicitations de la cinquantaine de personnes présentes, dont des spécialistes et des élus du coin (peu, trop peu!). Et le fait que deux d’entre eux aient largement dépassé la quarantaine que sont censés avoir les héros n’a absolument pas gêné. J’avoue m’être posée la question : « qu’est-ce qui pousse des personnes déjà très occupées par leur vie professionnelle, amicale, personnelle et familiale à apprendre un texte que l’aspect volontairement « ordinaire », du point de vue du langage, rend difficile à mémoriser? Et j’ai été heureuse de faire la connaissance de celle qui les avait suivis dans cette aventure (ils avaient choisi la pièce) et entraînés, coachés, formés, tout en la mettant en scène dans les conditions décrites ci-dessus. Elle m’a demandé de ne pas la citer, mais je peux dire qu’elle est très engagée dans l’accompagnement de personnes qui ont envie ou besoin de s’investir ou se détendre, avec le yoga, le rire et le théâtre. Le texte qui suit est extrait de son site.

« VENEZ RENCONTRER L’ARTISTE QUI SOMMEILLE EN VOUS ET LE PARTAGER AVEC LES AUTRES. 
 A partir de jeux et exercices d’entraînement du comédien, vous développez votre conscience du corps, de la voix et activez votre qualité de présence. Vous stimulez votre imaginaire, votre créativité et l’expression de votre personnalité sur la scène comme dans la vie. »

C’est exactement ce qui a été vécu ce soir-là. Un véritable « partage » permis par la passion d’une artiste et de trois amateurs, soutenus par des réseaux familiaux et amicaux… Une vraie « bulle » loin du quotidien… Et, si la fin de la pièce reste ambigüe (l’amitié survit-elle à ces « déballages », comme disait ma grand-mère?), le devenir de la troupe ne l’est pas : un élan commun entre les acteurs, entre eux et leur professeure, et entre l’ensemble et celles et ceux qui ont eu le plaisir d’assister à ce qui, espérons-le, était une « première ». Reste à trouver les lieux qui pourront les accueillir, les financements qui permettront de poursuivre l’aventure, les soutiens artistiques et politiques (au sens large) qui donneront à d’autres le même plaisir partagé… Si vous avez des idées, placez-les en commentaires de cet article, les idées leur seront transmises…