Dans les trois précédents articles de cette série, vous avez visité les trois quarts environ du Salon… enfin, je ne suis pas sûre de la proportion, qui est peut-être moindre. Si vous vous reportez à la photo d’ensemble du premier, il reste le petit coin, au bout, à droite, c’est-à-dire, en entrant, tout au fond à gauche. Là se cachent – ou sont cachés? – d’une part les « invités » étrangers, et d’autre part l’un des quatre Salons, qui eut autrefois son heure de gloire, le Salon des Indépendants.
Pour ce qui concerne les pays étrangers invités, ils ont droit chacun à un tout petit espace. A titre d’exemple, voici celui du Salvador.

C’est ce que l’on pourrait désigner par « recoin », n’est-ce pas? Bon, d’accord, ils et elles ne sont pas « des Artistes Français »…. Par contre, les autres « remisés » dans cette partie quasi déserte le sont bien, eux.
Le premier article écrit pour relater ma visite ce samedi 12 février 2022 au Grand Palais Ephémère était intitulé « Salons » au pluriel. En effet, il y a 4 salons dans cette exposition. Et il faut dire que les deux premiers, consacré à ladite Société et le second, aux « Comparaisons », étaient ce jour-là beaucoup plus fréquentés que les deux autres. Le troisième, « Dessin et peinture à l’eau », accueillait encore quelques visiteurs/euses. Mais le dernier, « Salon des Indépendants », était quasi vide. Il faut dire qu’il était situé à gauche de l’entrée, alors que tout poussait les personnes entrantes à aller vers la droite : foule, musique, déambulation de mannequins superbes et étonnants.
Pourquoi cet ostracisme? J’ai découvert une hypothèse explicative en regardant une vidéo proposée dans un petit espace de moins de 20 m2, meublé d’une grande télévision et d’un petit banc pouvant accueillir au maximum 4 personnes (pas trop larges !). Inutile de vous dire que j’ai eu le plaisir de visionner avec seulement entre 1 et 3 autres spectateurs/trices cette vidéo, qui expliquait ce qu’était le Salon des Indépendants.
« Ni jury, ni récompense ».
Voilà qui caractérise ce salon. Certes, à l’heure actuelle, cela peut vous sembler dérisoire. Mais il n’en était pas de même lorsque fut créée en 1884 la Société des Artistes Indépendants. Pourquoi? Je parlais précédemment d’ostracisme. C’est de cela dont il s’agit. Pour exposer au Salon (le vrai, l’unique, à cette époque), il fallait y être accepté. Notez que cent ans plus tard, c’était toujours le cas dans d’autres salons, tels que celui de Versailles. L’un de mes amis, actuellement peintre renommé et côté, m’a raconté à ce propos une anecdote, cette semaine. Il avait été accepté au Salon, et en était ravi, pour l’une de ses toiles, représentant Brassens – qui venait de décéder, peu de temps avant, ce qui justifiait l’abandon provisoire de ses thématiques courantes – ambiances du quotidien, vie du et au Pays Basque. Peu de temps avant l’ouverture, il reçoit un courrier lui apprenant que sa toile n’avait pu être accrochée, car elle était « trop grande », et qu’il devait venir la récupérer. Il se rend donc à l’endroit indiqué, où des personnes lui expriment leurs regrets, visiblement très sincères. Au moment de signer la décharge, il aperçoit, bien placé et bien visible, une immense toile représentant une sorte de gâteau à la crème, dans de vilains tons de rose et de blanc. Il exprime son étonnement à la personne qui le recevait, sans mâcher ses mots concernant la « croûte », mais surtout en demandant pourquoi celle-là n’avait pas été refusée. Explication : « Je n’ai pas à vous le dire. Et cette oeuvre est de moi. » Belle gaffe de sa part, certes, mais aussi expression d’une injustice qui le poussa par la suite à ne plus jamais penser exposer au Salon des Artistes Français. Mais, dans ces années-là, ladite toile put quand même être vue dans d’autres salons, comme je l’ai découvert en recherchant sur le net (source de la reproduction).
Soit dit en passant, le tableau a été retenu pour figurer sur la couverture d’un disque, en 1985 ; Une petite fille chante Brassens.

Les sentiments éprouvés et émotions ressenties par cet ami, on imagine qu’il en fut de même pour les artistes qui étaient refusés par la Société organisatrice du Salon des Beaux-Arts, ainsi que par ceux qui voyaient les prix décernés aller à des « croûtes », ou en tout cas à des tableaux reproduisant les goûts « classiques », et rejetant toutes les innovations. Vous allez me dire : « peut-être simplement manquaient-ils de talent? ». Il suffit, pour vous convaincre du contraire, que je vous cite quelques noms – ou plutôt, non, je vais copier ce qu’il en est dit sur leur site.
« Un petit groupe d’artistes novateurs, nos pères précurseurs Paul Cézanne, Paul Gauguin, Henri de Toulouse-Lautrec, Camille Pissarro et fondateurs Albert Dubois-Pillet, Odilon Redon, Georges Seurat, Paul Signac, décident de créer le Salon des Indépendants.
« Sous l’impulsion d’Odilon Redon, la Société des Artistes Indépendants est fondée le 29 juillet 1884 ; Guimard est élu président ; elle a désormais une existence légale.«

« C’est par un froid sibérien que le 1er Salon des Artistes Indépendants fut inauguré par Lucien Boué, président du Conseil municipal de Paris le 1er décembre 1884. Installé au Pavillon polychrome situé à proximité du Palais de l’Industrie, il devint le refuge des « Refusés ». Parmi les œuvres exposées, «La Baignade à Asnières » de Seurat refusé au Salon ;

le « Pont d’Austerlitz » de Signac,

puis des œuvres de Cross, Redon, Dubois-Pillet, Valtat, Guillaumin, Angrand… Rien de surprenant à ce que la Société des Artistes Indépendants ait fait siennes les couleurs de la capitale, le bleu et le rouge, ceci en reconnaissance du soutien apporté aux artistes novateurs.«
Un documentaire très intéressant était projeté, retraçant l’histoire de ce Salon des Indépendants. Par combien de personnes a-t-il été vu durant les quatre jours qu’a duré Art Capital? On y apprend que trois personnalités ont, parmi beaucoup d’autres, marqué cette histoire.
La première a une fonction inattendue : officier de la Garde Républicaine. Et d’ailleurs, sa carrière (courte, car il est mort à 43 ans) pâtit de son rôle dans l’histoire des Artistes Indépendants.

Il était aussi peintre, et a exposé lors du premier salon, en 1884.

Pour celles et ceux d’entre vous qui sont fanas de Zola, cela doit vous rappeler quelque chose, non?
« Claude s’était mis à marcher, dans un besoin nerveux de changer de place. La face convulsée, il ne pleurait que de grosses larmes rares, qu’il essuyait régulièrement, d’un revers de main. Et, quand il passait devant le petit cadavre, il ne pouvait s’empêcher de lui jeter un regard. Les yeux fixes, grands ouverts, semblaient exercer sur lui une puissance. D’abord, il résista, l’idée confuse se précisait, finissait par être une obsession. Il céda enfin, alla prendre une petite toile, commença une étude de l’enfant mort. Pendant les premières minutes, ses larmes l’empêchèrent de voir, noyant tout d’un brouillard : il continuait de les essuyer, s’entêtait d’un pinceau tremblant. Puis, le travail sécha ses paupières, assura sa main ; et bientôt, il n’y eut plus là son fils glacé, il n’y eut qu’un modèle, un sujet dont l’étrange intérêt le passionna. Ce dessin exagéré de la tête, ce ton de cire des chairs, ces yeux pareils à des trous sur le vide, tout l’excitait, le chauffait d’une flamme. Il se reculait, se complaisait, souriait vaguement à son œuvre.
Émile Zola, L’Œuvre, 1886. »
Zola s’est effectivement inspiré du tableau qu’il connaissait pour ce passage émouvant. Dubois-Pillet menait de front sa carrière et son amour de la peinture. Ce Saint-Cyrien devint ami avec Seurat et Signac, et c’est à lui que l’on doit la structuration de la Société. Une plaque apposée sur le quai Saint-Michel rappelle son


Le second personnage de cette histoire est Odilon Redon.

« Le jury du Salon de 1884 s’est montré une nouvelle fois hostile à la nouvelle peinture. Quelques artistes courageux, emmenés par Signac et Seurat décident alors de créer un salon libre. Une exposition libre ! C’est la ruée, mais aussi une déception.
Le jour du vernissage, la toile de Signac n’est même pas accrochée ! Emus par la situation qu’ils jugent scandaleuse, quarante exposants réagissent et sous la présidence de Odilon Redon créent la Société des Artistes Indépendants (4 juin 1884). » (source)
Je ne puis illustrer avec l’oeuvre qu’il a présentée au Salon, car je ne sais ce qu’elle était, dommage!
Le troisième enfin est Jean Monneret, qui a été plusieurs fois élu Président entre 1977 et 2001. Une rétrospective de ses oeuvres a été organisée en 1997.

« Au cours de sa carrière de peintre et, surtout, à partir de l’arrivée d’André Malraux aux commandes d’un ministère de la Culture, Jean Monneret ne cessera de défendre la liberté d’expression en matière d’arts plastiques contre toute forme de dirigisme institutionnel. En 1999, dans le catalogue raisonné du Salon des indépendants, il publie un violent manifeste contre l’« art d’État » qualifié, selon lui, d’« art contemporain » par des fonctionnaires qui dépenseraient l’argent public pour imposer cet art à la population, alors que celle-ci le rejette. » (Wikipedia)
Pour en savoir plus sur les affiliations des artistes, vous pouvez voir la Galerie, en ligne ici.
Tout cela pour en arriver, en ce mois de février 2022, à un « strapontin » dans Art Capital… Mais à qui doit-on cela? Si j’en crois l’histoire, c’est la Ville de Paris qui est chargée des lieux d’exposition. « Art Capital » ou « Art Capitale »? Que s’est-il donc passé cette année? Toujours est-il qu’on pouvait quasiment compter sur les doigts les badaud-e-s qui s’esbaudissaient devant les quelques oeuvres offertes au regard dans ce coin du Grand Palais… L’histoire se répèterait-elle? Et l’ostracisme demeurerait-il de mise?