Une journée de rencontres. Episode 4 : la Fraternité Vietnamienne

Cette journée du samedi 18 février a été si riche que je ne parviens pas à en sortir! Nous nous sommes quittés, souvenez-vous, au Parc Monceau et au Musée Cernuschi. J’avais parlé de 7 rencontres. Si vous avez bien compté, il y en eut déjà 4 au Musée : l’artiste Young-sé Lee et les trois charmantes dames rencontrées lors de sa démonstration. J’aurais pu aussi, comme je vous l’ai dit, ajouté la personne adorable qui fait l’accueil de l’exposition, mais je ne l’ai pas comptée. De retour du Musée, il faut penser aux nourritures plus terrestres… Or il est un restaurant où j’ai souvent eu envie d’entrer sans jamais oser le faire.

C’est sans conteste l’un des plus petits, pour ne pas dire minuscules, de la capitale. Imaginez une devanture composée d’une porte et d’une fenêtre… Une pièce où l’on a peine à circuler entre 7 ou 8 tables… et, au bout, une toute petite cuisine. Au mur, des posters du Vietnam et des images pieuses. Tout est simple, vivant, « vrai ». A mon arrivée, une table est occupée par deux messieurs. Sur une autre mange celle que l’on imagine être la cuisinière, à en juger par sa charlotte (sur la tête, pas dans l’assiette). Un petit bout de femme, tout sourire, nous accueille, nous souhaite la bienvenue, demande où nous souhaitons nous installer, puis apporte une carte. Je choisis. Elle me suggère de changer de choix, me propose, à la place des nems, une autre entrée. J’accepte. Et je n’ai pas regretté ! C’était tout simplement divin!

Mais avant cela, la cuisinière avait fini son Pho. Et j’ai assisté à une scène que je n’aurais jamais imaginée. Le « client » de la table d’en face s’était levé, était allé choisir une bouteille de vin parmi la dizaine située sur une étagère au fond du restaurant, l’avait débouchée, et en avait proposé à la dame, qui a accepté. Mais le vin n’était pas destiné au verre : il l’a versé dans la soupe. J’ai ainsi retrouvé, dans ce petit restaurant vietnamien, ce que mon grand-père d’adoption faisait quand j’étais petite : chabrot.

« Chaque matin, il faisait chabrot, vidait une chopine de rouge sur le bouillon, dans son écuelle. Rien de tel pour reprendre vigueur (Pourrat, Gaspard des Montagnes,La Tour du Levant, 1931, p. 172) »

Bon, il avait bien un béret (il était « cadet de Gascogne », comme il disait avec accent), il versait bien le vin dans son fond de soupe ou de potage, mais il ne buvait pas à l’assiette, il se servait d’une cuillère. Et ce sont sans doute les premières gouttes d’alcool que j’ai bues, car, quand j’ai commencé à grandir, il m’a laissé faire comme lui…

Petit intermède culturel, si vous permettez. Pourquoi « chabrot »? Je voyais un lien linguistique avec « chèvre », et j’avais raison. C’est bien la racine « capra » que l’on retrouve. « Capra », c’est la chèvre. « Capreolus », le chevreuil. L’idée est qu’on lape la soupe agrémentée de vin comme les capridés lapent l’eau…

« Étymol. et Hist. 1876 chabrol (A. Daudet, Jack, t. 2, p. 50); 1876 chabrot (Gaz. des trib. ds Littré Suppl.). Terme prob. originaire du Périgord (fa chabroù « boire du vin dans du bouillon » d’apr. FEW t. 2, p. 304b) d’où il a passé en Limousin : fa chabroù, fa chabrol (Mistral, s.v. cabroù) et dans d’autres dial. occitans comme le gascon où il est relevé par Lespy sous les formes chabrò, chabròl, chabrot; chabroù (chabrol) proprement « chevreuil » (Mistral, loc. cit.) est issu du lat. capreolus, la forme chabrot s’expliquant par substitution du suff. -ottu, v. -ot. Le syntagme fa chabroù a tiré sa signification partic. de béue à chabro littéralement « boire comme une chèvre », c’est-à-dire « boire dans son assiette ». (CNTRL)

Donc, pour en revenir à nos moutons (pardon, nos capridés, pas ovidés), le client se sert, travaille, et sert la cuisinière qui « fait chabrot ». Inattendu, non?

La conversation s’est donc tout naturellement engagée avec les deux hôtes voisins. Celui qui s’était servi est un vieux client de la maison, et m’a racontée qu’elle était tenue avant par une vieille Vietnamienne, qui vivait dans une chambre au-dessus. Une immigrée qui avait choisi de rester en France, un « personnage », cette Maï, d’après lui. Elle est décédée il y a trois ans, et c’est lui, en tant qu’agent immobilier (son agence est toute proche, rue Santon, qui a effectué la vente à la nouvelle propriétaire, la jeune femme qui m’a accueillie. Et qui est venue s’asseoir et discuter avec nous. Arrivée en France pour faire ses études, elle a choisi d’y rester, elle aussi. Elle a passé un doctorat, a été « qualifiée » pour devenir « maître de conférences » (être titularisée pour enseigner en université), mais est « barrée » pour obtenir un poste, selon ses dires. Apparemment, son objet, l’enseignement catholique au Vietnam, suscite des réticences. J’ai trouvé trace de cette thèse sur le net. La soutenance a eu lieu à l’Université Paris Diderot le 25 mai 2016.

« 10:25 – 11:15 Le Thi Hoa (SPHERE)
L’histoire du système éducatif catholique au Vietnam de 1930 à 1990.« 

« Cette thèse vise à saisir l’histoire de l’éducation catholique au Viêt Nam aux XIXe et XXe siècles, en particulier la formation des prêtres et des catéchistes depuis l’époque des vicaires apostoliques occidentaux jusqu’en 1975 au Sud. Il est indéniable que l’enseignement profane catholique s’est appuyé sur la politique éducative de la colonisation française au début du XXe siècle et s’est développé sous les première et seconde Républiques du Sud Viêt Nam. La thèse situe en effet l’évolution de l’enseignement – public et privé – à travers les mutations de la société vietnamienne : persécution contre les chrétiens, colonisation française, guerre d’Indochine à partir de 1946, accords de Genève et exode de catholiques vers le Sud en 1954, proclamation de Diêm comme président de la République du Sud en 1955, érection de la hiérarchie ecclésiastique en 1960 qui change le rôle des missions. L’enjeu de notre travail n’est pas de contribuer à l’écriture d’une « contre-histoire » du catholicisme vietnamien et de sa place dans l’éducation mais de proposer une plus juste relecture de la place des catholiques dans l’histoire moderne et contemporaine du Viêt Nam. »

Vous pouvez voir ses articles sur le net. Elle publie sous le nom de Marie Le Thi Hoa. Ici, sur le rôle des papes dans la paix au Vietnam. , sur les réfugiés catholiques au Vietnam et en France.

Donc, en attendant, elle tient ce restaurant toute la semaine, sans aucun jour de fermeture; le lendemain, elle attendait 12 personnes pour un anniversaire. En y retournant la semaine suivante, j’ai appris qu’en réalité il y avait eu deux anniversaires ce jour-là, et elle était tout heureuse de me raconter cela.

Un couple entre, est accueilli, s’installe à une table toute proche. J’ai oublié de signaler que le Monsieur, après avoir servi la cuisinière, avait rempli nos verres aussi. Comme j’avais acheté une bouteille (choisie par moi, prix unique 14 euros!), j’ai proposé à ces voisin-e-s un verre, et la conversation s’est engagée. Elle, en reconversion professionnelle, est apicultrice dans le Val d’Oise et fait des études à l‘Ecole des Plantes. J’ignorais totalement l’existence de cet établissement! Nous avons donc parlé « abeilles » et surtout échangé autour de la difficulté à être reconnu comme « herboriste », dans un pays au lourd passé, concernant l’usage des plantes.

« En Europe, à partir du Moyen Âge, trois corporations se différencient et sont souvent en lutte : les herbiers (dénomination médiévale) qui deviendront les herboristes, qui récoltent et vendent des plantes indigènes séchées (médecine la moins chère et disponibles pour tous à l’époque) ; les apothicaires (qui deviennent pharmaciens au XIXe siècle, avec une école nationale et une centralisation de l’organisation du métier ; ce sont alors les pharmaciens qui forment les herboristes qui sont tolérés, mais souvent critiqués par les pharmaciens) qui fabriquent et vendent des remèdes plus complexes et préparés à base de plantes, de minéraux et de substances animales ; et les médecins qui soignent souvent des personnes et des animaux et ont obtenu des monopoles sur le suif des chandelles, ou les poids et mesures. La médecine des simples est en partie inspirée de la « médecine des signatures » qui lie la santé aux équilibres de l’univers et sous-tend une prédétermination divine. »

Sans oublier le sort réservé aux femmes expertes en ce domaine, qui finissaient souvent en cendres, car considérées comme « sorcières »!

Mais la jeune femme n’avait rien d’une sorcière, rassurez-vous. Elle et son époux avaient pour une fois confié leurs deux bambins aux grands-parents pour profiter de Paris, où lui travaille en ce moment en tant que spécialiste d’échafaudages, sur le chantier de Notre Dame. Donc tout près de ce restaurant, situé au 65 rue Galande. Lui n’a jamais aimé les études, et son père, pour lui donner une leçon, l’avait fait embaucher dans une entreprise d’échafaudages. Pas de chance pour le papa: le garçon s’est pris au jeu, a aimé ce métier, et est maintenant responsable dans l’entreprise à qui a été confié ce chantier immense!

Un moment donc de convivialité, d’échanges, de voyages dans les espaces et dans les vies. De quoi oublier guerre, luttes et morosité ambiante… Pour une vraie chaleur humaine, une vraie « fraternité ». Ce mini-resto mérite bien son nom! Ce n’est pas le cas d’Eataly, qui pourtant l’expose en grand, et où cela fait deux fois que je renonce à dîner tant l’ambiance y est désagréable et l’accueil peu sympathique.

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