L’incroyable créativité de Carolyn Carlson

Depuis bien longtemps je « suis » cette chorégraphe hors normes, qui m’a séduite dès que je l’ai vue en Avignon, voici… je ne sais combien d’années… La dernière fois que je l’ai vu danser, c’était au Musée d’Orsay, et elle était seule, non sur une scène mais sur le sol, devant nous qui étions assis-e-s par terre. Maintenant elle ne danse plus, je pense? Mais elle continue de créer, encore et encore. Et de nous enchanter.
Ce fut le cas cette semaine, dans la salle du Théâtre Libre, dont les « hiéroglyphes » et les « sequins-boucliers » m’interpellent.

Le public était tellement « pris » qu’il a mis du temps avant d’applaudir, à la fin du spectacle. Et les applaudissements ont duré, duré, duré… Les trois danseurs et les trois danseuses le méritaient largement. Mais aussi celle qui a imaginé un tel spectacle. A la fois onirique et authentique. A la fois inspiré de l’Histoire de l’Humanité et des histoires des humains.

On pouvait par moments revivre les grands mythes, Orphée et Eurydice, Icare, Faust… et à d’autres moments revivre les épisodes sanglants de notre histoire, mais aussi nos élans, nos amours, nos enthousiasmes… La Vie. Et la Mort. Jusqu’à la Cène « interprétée », dans tous les sens du terme. Les portes glissant sur la scène comme autant de portes vers le Bonheur ou vers la Disparition. Vers le Paradis ou vers l’Enfer.

Et ces corps qui courent, glissent, s’entrelacent, se rejettent… Jouant avec des chaises, bondissant sur des pneus ou des tables. Dans des rythmes tantôt endiablés, tantôt d’une lenteur, pour ne pas dire d’une langueur (sur)prenante… La musique est remarquablement variée, et les chansons lancinantes ou entraînantes.

Ces corps et leurs clones, dans un film projeté à la fenêtre dominant la scène. Comme autant de fantômes, de spectres, d’âmes… ou simplement de doubles, symbolisant peut-être une autre Vie, une forme de Résurrection?

Bref, 72 minutes que l’on ne voit pas passer, tant on est enveloppé – que dis-je, enlevé/élevé/transporté – par cette alternance de tourbillons spontanés de vie et de marche ralentie, réfléchie, de mortels qui hésitent parfois à franchir le seuil…

J’allais oublier… Si vous voulez avoir un aperçu, regardez cette vidéo

Barzaz Breiz à La Madeleine (2)

Petite synthèse pour celles et ceux qui auraient raté le précédent épisode : un jeune noble breton décide de collecter les chants traditionnels, et en particulier ceux qui rapportent l’histoire de la Bretagne, les gwerziou. Il en fait un recueil, publié sous le titre de Barzaz-Breiz : « barzaz » a le même radical que « barde » : c’est un ensemble de poèmes.

La Villemarqué a effectué deux campagnes de collectes, dans la première moitié du 19ème siècle. Il a tenté d’en sortir une histoire de la Bretagne, qui a été contestée pour manque de scientificité.

Maintenant que vous avez compris ce qu’est le Barzaz-Breiz, vous devez vous demander pourquoi j’ai autant développé avant d’en venir, comme vous l’attendez depuis le début, au concert programmé en ce dimanche 22 janvier à l’Eglise de La Madeleine. Nous y venons. C’est tout simplement le titre de ce concert.

Mais pourquoi ce titre? Eh bien, c’est évident! Les textes proviennent pour la plupart de ce recueil de chansons « historiques » bretonnes. On y retrouve la légende de la submersion de la ville d’Ys, ou encore le dialogue avec la mort de Yannig Skolan.

« La vie de Skolan est venue au pays, quiconque la chantera chaque jour aura de Dieu deux cents jours de pardon.
– « Qui va là et frappe aux portes fermées ? ». – « Ma pauvre mère, c’est votre fils Skolan ». – « Qu’il reçoive ma malédiction, la malédiction de ses frères et sœurs et de tous les enfants innocents, des étoiles, de la lune et de la rosée qui tombe sur la terre… ».
En route, Skolan rencontre son parrain qui lui dit : « Noir est ton cheval et noir tu es toi-même, où as-tu été et où vas-tu ? ». – « Je viens du Purgatoire et vais en Enfer avec la malédiction de ma mère ».
Le parrain intercède auprès de la mère. Elle énumère les forfaits de son fils : violer sept de ses sœurs, tuer leurs enfants, briser les vitraux et tuer le prêtre, mettre le feu au blé. Mais son plus grand péché est d’avoir perdu un petit livre écrit avec le sang du Christ.
Le livre, gardé au fond de la mer dans la bouche d’un poisson, est rendu. La mère donne alors le pardon.
Le cheval et Skolan deviennent blancs et il va au paradis avec la bénédiction de sa mère, ses frères, sœurs, des étoiles, de la lune….
« Quand le coq chante au lever du jour, les âmes trépassées vont devant Dieu, ma pauvre mère, j’irai moi aussi ».
(source)

Le programme montre à quel point ils ont été fidèles à leurs sources, rendant ainsi un hommage éclatant aux « bardes » (quel est le pluriel? Bardesses? ou faut-il dire « barzh » au singulier, donc peut-être « barzhou » au pluriel) de jadis et de naguère?

Le trio qui se produisait porte le nom de son créateur, Kêr Vari Kervarec, auquel sont parfois adjoints ceux des autres musiciens, Mehat et Dudognon.

« Le Trio Pêr Vari Kervarec se forme en début 2020, avec la volonté de proposer au public : un voyage dans cette culture bretonne, en se laissant envoûter par ces mélopées où se révèle la mémoire d’un peuple, l’âme profonde de la Bretagne. Composé de Pêr Vari Kervarec au chant en breton et aux bombardes, Loeiz Méhat aux saxophones et biniou et enfin Tony Dudognon à l’orgue, le trio compte une centaine de concerts à son actif dans toute la France.« 

La Bretagne, et en particulier le Finistère, a évidemment publié autour de ce concert. Par exemple, le quotidien Ouest France titrait « Le trio finistérien va jouer à Paris et au Japon ».

« Le trio a enchaîné toujours avec succès, avec « La mémoire d’un peuple » sur le Barzaz Breizh, collection de chants par Théodore Hersart de La Villemarqué paru en 1852.

Ce spectacle est à découvrir dimanche 22 janvier à 16 h, à l’église de la Madeleine à Pari, dans le 8e arrondissement. « C’est grâce au titulaire de l’orgue de la Madeleine, François-Henri Houbart, que le concert peut avoir lieu. Il avait assisté à un de nos concert dans la cathédrale de Quimper. Ce sera un gros concert, avec 1 500 places possibles. » La participation est libre.

Les bretons de Paris devraient être nombreux, ils se sont déjà passé le mot. Le trio se produira également à la basilique Saint-Denis le 25 mars, « là ou Anne de Bretagne a été couronnée reine. » Un disque sera enregistré en avril avec une sortie prévue en fin d’année. Le trio Pêr Vari Kervarec va également partir en tournée à l’automne… au Japon ! »

Le concert était sublime! Rarement ressenti autant d’émotions et d’émotion. Je craignais le contraste, il fut positif.

Et je dois dire que les jeunes musiciens/chanteur ont su exploiter l’espace qu’offre La Madeleine. En se mouvant. En se déplaçant. En situant leurs instruments à deux extrémités d’une hypoténuse imaginaire.

Un membre du clergé est venu rejoindre le groupe et a pris la parole. J’ignorais qui il était. Après une recherche sur le net, je puis vous le dire : il s’agit ni plus ni moins de Monseigneur Patrick Chauvet, ancien recteur de Notre Dame de Paris, devenu curé de La Madeleine.

« Débarqué au cours de l’été de son poste de recteur de Notre-Dame de Paris, Mgr Patrick Chauvet deviendra le 1er septembre curé de la Madeleine.

À la surprise générale, Mgr Patrick Chauvet (auteur du livre « Au cœur de Notre-Dame », Éd. Plon), recteur archiprêtre de Notre-Dame depuis 2016, a été débarqué de son poste par décision du nouvel archevêque de Paris, Mgr Laurent Ulrich. À compter du 1er septembre, ce prélat de 71 ans, ordonné prêtre en 1980 par le cardinal François Marty, prendra ses nouvelles fonctions d’administrateur (curé) de la Madeleine.

On peut le voir dans les (mauvaises) photos ci-dessous, à la fin de sa prise de parole, puis lorsque le concert s’est terminé.

Vous l’aurez compris, ce moment de partage avec les Bretons et les ami-e-s de « ma bro » (même s’il n’est que l’un de mes pays d’adoption) a été vraiment exceptionnel et a rompu la ternitude de cet après-midi de janvier parisien, où j’avais été effarée de voir la foule autour des magasins, me demandant pourquoi cette consommation effrénée avant de comprendre que c’est la période de la grande truanderie – pardon, je veux dire des soldes.

Il n’existe pas malheureusement pas encore de CD correspondant à ce programme. Mais vous pouvez les écouter et voir sur quelques vidéos en ligne sur leur page Facebook ou sur You Tube, comme ce concert à Rostrenen, celui-ci à la cathédrale de Quimper (un morceau que j’adore) ou cet autre à Dol de Bretagne.

Il n’est pas dans mes habitudes, vous le savez, de faire de la promotion. Mais pour une fois, je vais en faire pour encourager ce jeune trio si original. Alors,si vous les voir, rendez-vous à la Basilique de Saint Denis le 25 mars, ou, si voulez acquérir leur premier CD, il suffit d’écrire à leur association « porteuse » : mibienkerne@sganarel75 ou d’aller sur ce site. « Mibien », cela signifie « fils ». Quant à Kerne, c’est la Cornouaille. Vous écrirez donc à « Fils de Cornouaille »…

Kan An Anaon, son titre, signifie « Chants des Ames ». Enfin, pas tout à fait, car on ne peut traduire littéralement le dernier terme, souvent interprété par « Trépassés », comme la Baie proche de la Pointe du Raz le rappelle.

« La conception de l’au-delà des Bretons qu’on appelle Anaon est unique en Europe. Les morts et les vivants ne sont pas séparés ; ils vivent dans deux sociétés voisines qui s’interpénètrent à des moments précis de l’année. A l’origine, Gouel an Anaon (la fête des morts) est une fête celtique pour honorer les défunts, c’est devenu une fête catholique teintée d’une tradition païenne encore vivante au siècle dernier. » (source)

« Ce que raconte le Trio Pêr Vari Kervarec, Eliaz Le Bot et Tony Dudognon nous vient des relations singulières qu’entretiennent les bretons avec la mort et l’Au-Delà. Du passage entre la vie et l’Au-Delà, du Chant des âmes au bal des Trépassés. Un seul adage : HIRIE DIME VARCHOAS DIDE (Aujourd’hui c’est moi, demain ça sera toi)« .

Vous remarquerez que je n’ai pas fait état du dernier titre. On ne peut terminer un concert nissart sans entonner Nissa La Bella. On ne peut terminer un concert corse sans chanter Dio di Salvi Regina, ni un concert basque sans l’Euzko Abendaren Ereserkia. Donc, sans surprise, celui-là s’est achevé sur l’hymne breton chanté par le public. Ce sera le seul « bémol » dans cet article : je pense que si le chanteur avait accompagné la foule, cela aurait été plus aisé pour les non-bretonnant-e-s. Alors que même les Breton-ne-s étaient gênées par la force du saxophone. Mais ce n’est qu’un petit détail dans ce magnifique partage dominical.

Des fleurs aux pleurs, des pleurs aux peurs

Les cimetières – mes lecteurs/trices fidèles le savent – sont parmi mes lieux préférés. J’aime la compagnie des personnes qui ont quitté ce monde turbulent… Me promener dans ces lieux calmes et souvent fort beaux, déambuler dans les allées en essayant de deviner ce qu’a pu être la vie que seule quelques chiffres, quelques mots, quelques images évoquent…

Aussi n’est-il pas étonnant que, pour la reprise de ma vie parisienne, j’aie choisi une pièce qui se déroule dans ce contexte.

J’avais lu de bonnes critiques sur la pièce, et par co-incidence, une affiche venait d’être placée sur la descendante des colonnes Morris, non loin de chez moi.

C’était aussi l’occasion rêvée de découvrir un théâtre que je n’avais jamais fréquenté, dans une rue pour moi légendaire… Me voici donc, en ce premier jour du mois de septembre tant attendu, prête à affronter la montée rude du début de cette rue. Le théâtre se situe tout en haut, à l’intersection avec la rue Junot. Je découvre que c’est le voisin du Moulin de la Galette, et me demande quels liens il a eu historiquement avec celui-ci. Il faudra que j’enquête…

Mais aujourd’hui, j’en resterai à la pièce.

Un décor fondé sur le hiatus minéral / végétal, couleur vive des fleurs / déclinaison de gris, artifice / réalité… Je découvrirai, au fur et à mesure du déroulé de la pièce, toute l’ingéniosité des choix de ses éléments… Je ne vous en dis pas plus, c’est à vous de découvrir quand vous verrez cette pièce.

Onze personnages, mais seuls trois sont « incarnés ». Et bien incarnés. L’héroïne, gardienne de ce cimetière. Et deux hommes. Cela vous fait penser à du « boulevard »? On en est loin, bien loin, et de plus en plus loin au fur et à mesure que se déroule… Dois-je dire « l’action »? Elle est loin d’être linéaire, et les repères temporels relèvent du challenge de l’écriture scénaristique et de l’exploitation du décor… Ou « le texte »? Car c’est lui qui porte tout, faisant passer les spectateurs/trices par toute une palette d’émotions, au point qu’à la fin, les sièges ne se vidèrent que lentement, pour laisser à chacun_e le temps de s’en remettre.

Je ne vous en dirai pas davantage. Pour que vous puissiez découvrir vous-même cette oeuvre originale, portée par une actrice étonnante et détonnante, Caroline Rochefort. Juste un mot pour vous expliquer le titre qui m’est venu spontanément à l’esprit. Les « peurs » ne sont pas celles de la mort, mais celles de la vie, et surtout de l’amour…

L’amitié de deux peintres

Sur le compte Facebook d’un de mes amis, un tableau « partagé » depuis un autre site, celui de Yoyo Maeght, une oeuvre de jeunesse de Picasso (1899).

Vous connaissez sans doute l’histoire hélas abrégée trop vite de l’amitié des deux jeunes Espagnols qui, s’ennuyant dans leur pays, décidèrent de le quitter et de venir ensemble à Paris tenter leur chance, à l’Exposition Universelle de 1900. Leur histoire a été narrée dans une belle bande dessinée.

Elle fait écho en moi à celle de Montaigne et La Boétie.

« L’amitié, c’est un nom sacré, une chose sainte. Elle ne peut exister qu’entre gens de bien. Elle naît d’une mutuelle estime, et s’entretient non pas tant par les bienfaits que par bonne vie et mœurs. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance de son intégrité. Il a pour garants son bon naturel, sa foi, sa constance. Il ne peut y avoir d’amitié où se trouvent la cruauté, la déloyauté et l’injustice. Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot, et non une société. Il ne s’entretiennent pas, mais s’entre-craignent. Ils ne sont pas amis, mais complices. » (La Boétie, Discours sur la servitude volontaire)

La Boétie avait trois ans de plus que Montaigne. Ils ont 25 et 28 ans quand ils se rencontrent. Montaigne en a 30 quand son ami meurt, comme Alexandre le Grand et Jésus, à 33 ans. Il ne se remettra jamais de cette perte, dont il écrit dans Les Essais :

« Si je compare la vie tout entière aux quatre années pendant lesquelles il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de cette personnalité, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et pénible. Depuis le jour où je l’ai perdu, je ne fais que traîner languissant, et les plaisirs mêmes qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, redoublent le regret de ma perte : il me semble que je lui dérobe sa part. »

Pour avoir perdu un de mes amis chers décédé trop tôt, Jean Pinquié, je comprends cette difficulté à continuer à vivre, voire, comme je le fais, à écrire (il était un vrai écrivain, lui!) quand l’Autre a disparu…

Jean Pinquié, vers 1999

Une amitié (partagée avec un troisième larron) de 18 ans interrompue par son décès précoce, le 21 février 2007 (14 ans bientôt! Comme si c’était hier…). Mais je ne suis pas ici pour parler de moi… revenons au duo de peintres dont je traite aujourd’hui.

Carlos n’avait qu’un an de plus que Pablo… Ils formaient un joyeux duo d’amis. Et il le soutenait financièrement, car il était beaucoup plus à l’aise que lui.

Vers 1900, avec Angel Fernandez de Soto (source)

Suite à des amours malheureuses avec une danseuse du Moulin Rouge, Carlos Casagemas se suicida, dans le Café de l’Hippodrome (eh oui, il y avait un hippodrome, à l’endroit approximatif d’un magasin de bricolage et de l’Hôtel Mercure), 128, Boulevard de Clichy. Il avait 21 ans quand il s’est tiré, devant ses amis, une balle dans la tête, après avoir tenté de tuer celle qui lui causait tant de tourments.

Picasso fit trois tableaux de son ami mort, d’après les récits de leurs amis communs, car il se trouvait alors à Barcelone.

1901

J’ai déjà parlé ici du tableau qui évoque l’enterrement de Casagemas, oeuvre visible (hors Corona fermeture) au Musée d’art Moderne.

Evocation (1901)

Je ne commenterai pas ce tableau, car je pense que chacun-e ressent et « vit » le drame, mais aussi la puissance de l’évocation et la pérennisation de l’amitié.

Pablo fera revivre son ami dans une toile ultérieure, en plein coeur de sa Période Bleue – dont on dit qu’elle fut inspirée par ce drame.

La Vie (1903)

Un beau MOOC raconte l’histoire, et présente une intéressante – quoique partiellement discutable, peut-être – analyse de la toile. On y apprend que celle-ci avait été peinte sur l’oeuvre que le jeune peintre avait présenté à l’Exposition Universelle à Paris, et qu’il n’avait alors pas réussi à vendre.

Inutile de vous dire combien je suis contente d’avoir découvert le premier tableau, que je ne connaissais pas… Merci à celle et celui qui me l’ont fait découvrir!

Matin, j’ai tout aimé

Matin, j’ai tout aimé, et j’ai tout trop aimé ;

À l’heure où les humains vous demandent la force

Pour aborder la vie accommodante ou torse,

Rendez mon cœur pesant, calme et demi-fermé.

Les humains au réveil ont besoin qu’on les hèle,

Mais mon esprit aigu n’a connu que l’excès ;

Je serais tel qu’eux tous, Matin ! s’il vous plaisait

De laisser quelquefois se reposer mon zèle.

C’est par mon étendue et mon élan sans frein

Que mon être, cherchant ses frères, les dépasse,

Et que je suis toujours montante dans l’espace

Comme le cri du coq et l’ouragan marin !

L’univers chaque jour fit appel à ma vie,

J’ai répondu sans cesse à son désir puissant

Mais faites qu’en ce jour candide et fleurissant

Je demeure sans vœux, sans voix et sans envie.

Atténuez le feu qui trouble ma raison,

Que ma sagesse seule agisse sur mon cœur,

Et que je ne sois plus cet éternel vainqueur

Qui, marchant le premier, sans prudence et sans peur,

Loin des chemins tracés, des labours, des maisons,

Semble un dieu délaissé, debout sur l’horizon.

Anna de Noailles

Dés-espoir

J’écrivais l’autre jour à l’un de mes amis sur ce que je voyais dans la nature autour de moi, en ce moment… Il s’est gentiment (quoique…) moqué de moi, et m’a qualifiée de « poète ». Ces derniers jours, pourtant, j’ai l’impression que la Nature se rit des Hommes, qu’elle triomphe de leur « science », comme si elle était la seule à Savoir, Savoir-faire et Savoir-être, pour reprendre le trinôme usagé…

Alors, j’ai pensé à ce poème de Marie Krysinska. Oui, d’accord, encore une femme! Mais il faut le dire et le répéter, il y a eu autant d’auteures que d’auteurs, donc… CQFD.

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Une icône ?
Source

« Mme Marie Krysinska, dans la littèrature, occupera une place toute particulière, car personne, à moins de la plagier, ne pourra l’imiter. »

– Fernand Hauser, Simple Revue, 1894

Elle me plaît bien, cette petite Polonaise adoptée par Paris – ou adoptant Paris? – qui devient la seule femme « membre actif » des cercles littéraires des Hydropathes, des Zutiques, des Hirsutes et des Jemenfoutistes qui se réunissent au cabaret du Chat Noir.

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Elle accompagne au piano les chansons et les poèmes qu’on y déclame. Elle participe aux soirées de la Goguette du Chat Noir.

Malgré sa mort relativement précoce (50 ans), elle a laissé une littérature abondante et diverse, dont des critiques… et là, il faut bien avouer que la proportion de critiques « femmes » est moins importante, n’est-ce pas?

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Ronde du printemps

À Charles de Sivry.

Dans le Parc, dans le Parc les glycines frissonnent,
Etirant leurs frêles bras –
Ainsi que de jeunes filles
Qui se réveillent d’un court sommeil
Après la nuit dansée au bal,
Les boucles de leurs cheveux
Tout en papillotes
Pour de prochaines fêtes –
Dans le Parc.
Dans les Prés, dans les Prés les marguerites blanches
S’endimanchent, et les coquelicots
Se pavanent dans leurs jupes
Savamment fripées,
Mais les oiseaux, un peu outrés,
Rient et se moquent des coquettes
Dans les Prés.
Dans les Bois, dans les Bois les ramures s’enlacent:
Voûte de Cathédrale aux Silences
Où le pas des Visions se fait pieux et furtif,
Parmi les poses adorantes des Hêtres
Et les blancs surplis des Bouleaux –
Sous les vitraux d’émeraude qui font
Cette lumière extatique –
Dans les Bois.
Dans l’Eau, dans l’Eau près de joncs somnolents
Tremblent les étoiles plues du soleil
Dans l’Eau,
Et la Belle tout en pleurs
Tombe parmi les joncs somnolents,
Et la Belle
Meurt parmi la torpeur lumineuse des flots:
La Belle Espérance
S’est noyée, et cela fait des ronds
Dans l’Eau.

Marie Krysinska, 1889

A l’échanson

Ce n’est pas le titre donné par Omar Khayyâm, car il ne donnait aucun titre à ses quatrains… Mais comme il s’adresse dans celui-ci à ce personnage, j’ai choisi d’intituler ainsi cet article.
Rien de tel que de relire ce poète immense pour relativiser en ces temps de cris, et retrouver sa place de « futures cendres », dont il fait remarquer astucieusement que les potiers en font de magnifiques oeuvres, tout en jouissant de la vie, de la nature et de l’amour sous toutes ses formes….

Quatrain 143

Combien de temps discuter des cinq sens et des quatre éléments?

Qu’importe échanson une difficulté ou mille?

Nous sommes tous de terre, accorde donc ta harpe,

Nous sommes tous de vent, apporte-nous du Vin!

Omar Khayyâm (1048 ? 1131)

Et je ne résiste pas à l’envie de vous faire partager un des préceptes les plus célèbres…

« Sois heureux en cet instant. Cet instant, c’est ta Vie »…

Michel et Enguerrand

En une semaine sont décédés deux hommes; ils avaient vingt ans d’intervalle. L’un, à peine plus âgé que moi, un ami très proche; l’autre, l’ami d’une de mes amies… Deux hommes aux destins si différents, mais que rapprochaient l’intelligence, l’ouverture, et la capacité à vivre malgré les problèmes de santé, à apporter aux autres, à mener avec courage tous les combats…

Hier l’un a été enterré vers Montpellier. L’autre a été incinéré à Aire sur la Lys. Chacun à un bout de la France. Chacun quasi-seul, car il est interdit actuellement de se réunir pour vivre un deuil ou soutenir les proches.

Alors, bien sûr, ce jour, le poème est une offrande, non seulement pour eux, mais aussi pour celles et ceux qui les aiment et les ont aimés, sans pouvoir les accompagner jusqu’au bout du chemin…

Evocation, Pablo Picasso
Source : MAM

La mort dit à l’homme

Voici que vous avez assez souffert, pauvre homme,
Assez connu l’amour, le désir, le dégoût,
L’âpreté du vouloir et la torpeur des sommes,
L’orgueil d’être vivant et de pleurer debout…

Que voulez-vous savoir qui soit plus délectable
Que la douceur des jours que vous avez tenus,
Quittez le temps, quittez la maison et la table ;
Vous serez sans regret ni peur d’être venu.

J’emplirai votre cœur, vos mains et votre bouche
D’un repos si profond, si chaud et si pesant,
Que le soleil, la pluie et l’orage farouche
Ne réveilleront pas votre âme et votre sang.

— Pauvre âme, comme au jour où vous n’étiez pas née,
Vous serez pleine d’ombre et de plaisant oubli,
D’autres iront alors par les rudes journées
Pleurant aux creux des mains, des tombes et des lits.

D’autres iront en proie au douloureux vertige
Des profondes amours et du destin amer,
Et vous serez alors la sève dans les tiges,
La rose du rosier et le sel de la mer.

D’autres iront blessés de désir et de rêve
Et leurs gestes feront de la douleur dans l’air,
Mais vous ne saurez pas que le matin se lève,
Qu’il faut revivre encore, qu’il fait jour, qu’il fait clair.

Ils iront retenant leur âme qui chancelle
Et trébuchant ainsi qu’un homme pris de vin ;
— Et vous serez alors dans ma nuit éternelle,
Dans ma calme maison, dans mon jardin divin…


Anna de Noailles (1876-1933)

Recueil : Le cœur innombrable (1901)

Elucubrations sur des élucubrations…

Une scène, un acteur, un public… Rien que de très normal…
Un homme pénètre par l’arrière, se fraie un chemin entre les strapontins (le théâtre Antoine est plein ce soir-là), et s’adresse à l’acteur, depuis le premier rang…

Un décor double… superbe théâtre à l’italienne et scène de bar

Je ne vous dévoile pas l’intrigue de départ, pour vous laisser la découvrir si vous décidez de me suivre, et d’aller voir la pièce. Un morceau de bravoure d’un acteur, tel qu’on pourrait l’attendre d’un homme en fin de carrière. Mais Edouard Baer est encore dans la force de l’âge. Qu’a-t-il voulu prouver? dire? transmettre? Tout au long du spectacle, il entraîne les spectateurs et spectatrices dans un tourbillon d’émotions, sur une gamme tellement large que l’on s’y perd parfois. On peut aimer cela, mais lorsque Jean Moulin est convoqué entre deux rires, cela peut paraître abrupt, pour quelqu’un-e de ma sensibilité.

En incorrigible cartésienne, j’ai essayé de démêler les écheveaux et, ai tiré sur deux fils rouges, ou plutôt un rouge et un noir, fortement intriqués.

  • Une dissertation sur les interactions auteur-e / acteur ou actrice / personnage / spectateur ou spectatrice. Tout le début, en particulier, conduit à mener une réflexion à ce sujet, et le public est fortement pris à parti, ce qui n’est pas pour lui déplaire.
  • Une réflexion sur la mort, j’ai même envie de dire sur les morts, ou les types de mort, avec une mise en perspective historique, au travers de personnages liés aux arts ou à l’Histoire avec un grand H, le lien étant fait par l’évocation d’André Malraux.

La littérature et le cinéma dialoguent avec le théâtre, autour de la thématique du « héros ». Je laisse ici le masculin, car le texte fait peu allusion aux femmes. Je ne l’ai pas remarqué sur le moment, mais en écrivant ces lignes, je réalise qu’on parle de « héros », mais jamais des « héroïnes ». Est-ce volontaire???

Je me suis régalé à certaines « lectures ». Moins à d’autres. Mais chacun-e ses goûts… Et comme en outre une voisine passait son temps à commenter l’intérêt de tel ou tel écrivain (en particulier Gary), ce n’était pas toujours facile de suivre ces « élucubrations » qui n’en sont pas tant que cela… Mais il est vrai que j’ai retrouvé une partie de « mon » univers de jeunesse, avec Albert Camus (La Chute), Charles Bukowski, Romain Gary, Boris Vian, dont il déclame en entier le magnifique texte « Je voudrais pas crever » (en voici, si vous ne le connaissez pas, une toute autre interprétation, celle de Trintignant)

J’ai beaucoup ri, j’ai été très émue, j’ai été « transportée »…
Et, en ancienne pseudo-pédagogue, je me suis dit que, si l’on voulait faire comprendre à des élèves ce qu’est un acteur, et les aider à ne plus confondre interprète et personnage, c’est cette pièce qu’il faudrait leur montrer, tant l’on voit comment l’acteur se saisit de son personnage, entre dans le rôle, en ressort, en un dialogue parfois avec lui-même. De ce côté, une performance époustouflante par moments…

Bref, je vous laisse lire les nombreuses critiques rédigées par des auteur-e-s plus compétent-e-s que moi… mais me permettrai au préalable de vous donner, pour une fois, un conseil : allez voir ce spectacle, dont, je suis certaine, vous tirerez beaucoup de plaisir(s).

Et vous pourrez m’aider à trouver une réponse à la question que je me suis posée en écrivant ces lignes : quel est l’auteur (eh oui, encore un homme! cité par Edouard Baer, dont les écrits traduisent, selon lui, une réflexion presque en boucle, dans un enfermement que traduit à merveille le style des extraits « lus » (je suis persuadée qu’il les récite… sans vouloir le montrer… suprême ruse d’acteur!) sur scène? Si vous trouvez, merci de partager cela avec moi, je suis impatiente de le lire…