La Cité du Couvent

Ce soir-là, j’ai rendez-vous à la « Cité du Couvent ». « Cité du Couvent »? Voilà qui me surprend. Un lieu dont je n’ai jamais entendu parler. J’ai eu bien du mal à trouver des informations… un vrai jeu de piste. D’abord trouvé « Dames de Saint Benoît ». Donc cherché « Bénédictines ». Il y a eu plusieurs couvents de Bénédictines à Paris jadis. Mais l’usage de « Dames » me faisait penser davantage à la Charité, à un Hospice. Je finis par trouver un Couvent des Bénédictines du Bon Secours… ça correspond. Mais pas à l’adresse attendue. Enfin, pas loin… je vérifie. Eh oui, c’est bien cela ! Donc recherche plus ciblée…

Je découvre un « prieuré », et non un « couvent ». Nouvelle recherche. Quelle différence ?

« Au sens strict, un couvent est un établissement où vit une communauté religieuse, mais qui n’est ni une abbaye ni un monastère. Les couvents ne sont pas des abbayes parce qu’ils ne sont pas gouvernés par des abbés. Ce ne sont pas non plus des monastères, car non composés demoines ou de moniales. Qui habite alors dans les couvents ?

Vous ne rencontrerez pas de moines ou de nonnes dans les couvents, mais des frères ou des sœurs (au sens religieux bien sûr). À la manière des chanoines, ils restent au contact de la population. Ils enseignent, ils soignent, ils confessent, ils prêchent. Cela dépend de la vocation de leur ordre. »

Il me restait à comprendre ce qu’est un « prieur ».

« [Dans l’ordre de St Benoît] Supérieur(e) d’un couvent d’hommes ou de femmes détaché(e) d’une abbaye; moine ou moniale venant immédiatement après l’abbé ou l’abbesse. » (CNTRL)

Résumons-nous. Une communauté. Œuvrant, ouverte sur la Cité, organisée. Et une hiérarchie : l’abbé, puis le/la grand-e prieur-e, puis le/la prieur-e claustral-e, puis le/la sous-prieur-e.

La fondation du Prieuré

Situons-nous en 1648. Année bien mouvementée ! Louis XIV règne déjà, mais il n’a que 10 ans et c’est Anne d’Autriche, sa mère, qui gouverne, avec Mazarin. Tous deux s’opposent au Parlement, qui crée le Lit de Justice. Condé, Turenne et tant d’autres continuent à guerroyer. La Sorbonne condamne la pratique initiatique du Compagnonnage. En été, la situation s’envenime. Le peuple s’agite, et, le 27 août a lieu la Journée des barricades. A ce moment commence la Fronde parlementaire. En septembre, la famille royale quitte Paris, soi-disant pour laisser faire le grand nettoyage du Palais Royal. Elle n’y revient que le 31 octobre, une semaine après la capitulation de Mazarin devant la Fronde. Cette année voit la montée en puissance de Bossuet, qui lance ses sermons, de Colbert, qui devient conseiller du roi en décembre, et de La Rochefoucauld, qui rejoint les frondeurs.

Beaucoup de difficultés pour relier l’histoire à ce qui en est dit sur le net. Et pour cause : partout, le nom de « Viguier », qualifié de « conseiller du roi ». Or il s’agissait de « Vignier ». Jacques de Vignier, pour être plus précise. Baron de Ricey et conseiller des Finances du roi. Et Chevalier de l’Ordre de Saint-Esprit, selon la liste publiée en 1710 dans « Recherches historiques de l’Ordre de Saint-Esprit », tome 2. Il avait épousé Claude de Bouchavanne. L’année qui nous intéresse, celle-ci a 48 ans, et il lui restera encore de nombreuses années à vivre, car son testament (conservé à la BNF) date de 1671, année de sa mort. Elle est alors veuve, Depuis peu, car j’ai trouvé dans les archives notariales une quittance datant de 1645 où il est encore présent. Elle a acheté une propriété dans ce qui est maintenant la rue de Charonne, et va fonder avec sa sœur le Couvent Notre Dame de Bon Secours (source).. Madeleine-Emmanuelle de Bouchavanne était alors au Monastère de Soissons. Elle revint à Paris, avec deux de ses consoeurs, et devint prieure de Notre-Dame de Bon-Secours (source).

Embellissements et agrandissements du Prieuré

Le bâtiment a subi des transformations au fil du temps. Jusqu’à présent, on ne trouve que des femmes dans son histoire, si l’on excepte le fantôme de Jacques de Vignier. Avec les travaux, on les voit arriver. Et pas n’importe lesquels…

Victor Louis

Victor Louis… L’architecte du Grand Théâtre de Bordeaux, l’inventeur de ce que l’on a nommé le « Clou de Louis », et le concepteur de la galerie du Palais-Royal (entre autres édifices).

« Sa (= celle du Théâtre de Bordeaux, NDLR) façade principale est marquée par un imposant portique composé de 12 colonnes corinthiennes avec un entablement surmonté d’une balustrade en pierre décorée par douze statues. Ces dernières, œuvres de Pierre-François Berruer et de son assistant Van den Drix, représentent trois déesses et les neuf muses. Ce portique, dont la galerie est couverte par une voûte plate à caissons en pierre, pose tout de même des questions structurelles, car une telle masse ne pouvait tenir sans la construction de contreforts aux angles pour contenir les poussées vers l’extérieur. La solution trouvée par Victor Louis, fut l’emploi d’une armature en fer (sorte de tirants métalliques) dans les deux caissons d’angle, non visible et reliant les colonnes et l’architrave au mur de la façade. Ce principe qui est le même que celui du béton armé, a été surnommé le « clou de Louis ». Il faut dire que cet architecte était un adepte des innovations et de l’usage du fer en architecture, notamment pour la charpente et les structures intérieures du théâtre du Palais-Royal à Paris, qu’il construira quelques années plus tard. » (source).

Or les travaux entrepris au Couvent le furent en 1770 et 1780… ils sont donc contemporains de la construction du Théâtre de Bordeaux (inauguré le 7 avril 1780).

« Il sera initié à la franc-maçonnerie de Bordeaux et sera un membre éminent de la loge maçonnique la Française Élue à l’Orient d’Aquitaine. Il répond par la suite à de nombreuses commandes de châteaux dans le Bordelais. Philippe d’Orléans,Grand Maître de la franc-maçonnerie, rencontré à Bordeaux en 1776 alors que ce dernier vient poser la première pierre du Grand Théâtre, lui demande de réaliser les premiers aménagements de la galerie du Palais Royal.
Entre 1764 et 1772 et même 1779, Victor Louis est en contact avec la commande polonaise (le roi Stanislas Auguste Poniatovski) et certaines de ses oeuvres sont réalisées à
Varsovie. »

Une filature de coton

Bien sûr, le Couvent ne fut pas épargné par la Révolution, et il ferme en 1790. La propriété a une superficie de plus de 13 hectares… Voilà qui ferait rêver nos promoteurs actuels ! Devenue bien national, elle est divisée en deux lots.

La destinée des bâtiments est intéressante.

En 1802, ils deviennent… une filature de coton. Deuxième « homme » de l’histoire. En réalité, ils sont deux : Richard et Lenoir. Mais accompagnés d’une armée de femmes…

François Richard, devenu, après la mort prématuré de son associé,
François Richard-Lenoir

François Richard, né en 1765, fils de fermiers pauvres du Calvados, avait gagné Paris pour y apprendre le commerce. Il commence à réussir lorsqu’il est emprisonné. Un incendie le rend à la liberté. Sans argent, il constitue progressivement une fortune, entre autres par le commerce de basins anglais. En 1797, c’est la rencontre décisive dans sa vie, celle d’un jeune négociant d’Alençon, Joseph Lenoir-Dufresne. Ils vont s’associer.

« Une des branches les plus lucratives de leur négoce consistant en basins anglais, qui fait alors fureur, Richard recherche avec ardeur le secret de la fabrication de ces tissus. Le hasard le lui ayant révélé, il se procure aussitôt cent livres de coton ; un prisonnier anglais du nom de Browne lui monte quelques métiers dans une guinguette de la rue de Bellefonds. Les premières pièces fabriquées sont des basins anglais ; Lenoir trouve ensuite le moyen d’en obtenir le gauffrage.

Richard loue au gouvernement l’hôtel Thorigny, dans le Marais. Mais la demande se fait de plus en plus grande : il lui faut donc chercher un emplacement plus vaste. Richard demande alors l’autorisation d’occuper le couvent de Bon-Secours, rue de Charonne. L’autorisation se faisant attendre, il vient un matin à la tête de ses ouvrières s’emparer du couvent abandonné, où il installe, avec son associé, la mule-jenny, métier à filer d’invention anglaise ». (source)

On imagine cette troupe d’ouvrières venant squatter avec leur patron l’ancien couvent ! C’est ainsi qu’il devint l’une des 6 filatures de coton possédées par les deux compères, dont l’un disparut prématurément. Et Richard prit son nom, devenant « Richard-Lenoir ».

« François Richard, à la mort, prématurée, de son associé Joseph Lenoir-Dufresne, décida d’en perpétuer le souvenir en accolant son nom au sien pour s’appeler désormais François Richard-Lenoir. Il mourut ruiné par la Restauration qui avait supprimé les droits de douane sur les produits anglais. C’est peut-être pourquoi, à l’inauguration d’un boulevard, en décembre 1862, alors qu’on lui proposait pourtant de rendre hommage à sa mère, la reine Hortense, Napoléon III avait insisté pour que lui fût attribué le nom « d’un ancien ouvrier » qu’avait apprécié son oncle. » (source)

Impossible de trouver des traces de cette filature, alors que les plans d’autres sont visibles sur le net. Dommage !

L’Ecole des Arts Industriels et du Commerce

Après la ruine du manufacturier, la filature devint une Ecole. Voici ce qu’on peut lire à ce sujet, dans le Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments, paru en 1844.

« Dans les bâtiments jadis occupés par la belle filature dont nous venons de parler, existe depuis quelques années une institution dont la nature et l’importance ne sont pas sans quelque analogie avec ce qui précédait : nous voulons parler de l’École des arts industriels et du commerce, fondée en 1832 par M. Pinel-Grandchamp et dirigée par lui avec un zèle et une habileté qui ont imprimé à cette création un caractère remarquable d’utilité publique. Grâce à l’enseignement de toutes les sciences qui se rattachent à la haute industrie, comme aussi par la force des études, par la distinction des professeurs et la composition du conseil de perfectionnement où figurent les sommités de la science, cette institution a pris rang parmi les établissements qui répondent le mieux aux besoins de l’époque actuelle. — La galerie magnifique où fut donnée la fête impériale a été conservée presque dans son état primitif ; elle forme aujourd’hui une espèce d’académie de dessin. Ce respect, cette religion des souvenirs, honorent le fondateur de cet établissement. Il a senti qu’il existait entre la pratique des arts industriels et leur enseignement des rapports si intimes que la gloire de la première se reflète sur l’autre ; et puis c’est une heureuse manière de stimuler le zèle des élèves que d’honorer la mémoire des hommes qui ont, comme Richard-Lenoir, si noblement concouru aux progrès de notre industrie nationale. » (source)

Mésaventures, destructions et sauvegarde

Et l’histoire continue. Hospice, puis propriété de Madame Ledru-Rollin – née Harriet Sharpe – l’ensemble est vendu à la ville de Paris, qui loue à une église protestante. L’aventure devient mésaventures, avec la démolition de la chapelle en 1937 et du porche de Victor Louis en 1971. Bref, il ne reste presque plus rien d’origine, ou même d’historique. Mais on peut espérer que le peu qui perdure sera sauvegardé grâce à son inscription aux Monuments Historiques.

« Les façades et toitures sur rues et sur cour du bâtiment de l’aile ouest, 101 rue de Charonne, et celles du bâtiment C, 99 rue de Charonne, en bordure de l’impasse du Bon-Secours ; les deux parquets en marqueterie au premier étage du bâtiment C : inscription par arrêté du 17 septembre 1973 »

Des lieux chargés d’histoire mais bien vivants

La Grande Loge Féminine de France est abritée dans ces bâtiments chargés d’histoire. Lors de la Journée du Patrimoine 2021, une partie en a été ouverte au public, qui a pu découvrir les locaux de la GLFF. Ils l’avaient déjà été en 2017, car une blogueuse a publié à leur sujet…

Les lieux abritent aussi d’autres associations, comme celle qui est destinée à « promouvoir le travail artistique du peintre et musicien Jean-Rémy Papleux« .

Mais il y a aussi des habitant-e-s qui ont la chance de vivre dans ce havre de paix…

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