L’antre d’un peintre

Quand j’ai voulu écrire le titre de cet article, je me suis posé la question : pourquoi « antre »? Pour fréquenter et avoir fréquenté de nombreux artistes dans ma vie, c’est toujours ce terme qui me vient à l’esprit, « atelier » faisant pour moi trop « laborieux », peu en lien avec la créativité débridée (hélas parfois aussi trop bridée par les contingences!). En recherchant les définitions sur CNRTL, j’ai compris… Lisez ceci:

« ANTIQ.Cavité etc. servant de demeure à certains dieux, à certains personnages de la mythologie ou de l’histoire ancienne.Antre de la sibylle (de Cumes), de Vulcain, du cyclope :

On faisait naître Mithra dans une grotte, Bacchus et Jupiter dans un antre, et Christ dans une étable. C’est un parallele qu’a fait saint Justin lui-même. Ce fut, dit-on, dans une grotte que Christ reposait lorsque les mages vinrent l’adorer. Dupuis, Abr. de l’orig. de tous les cultes,1796, p. 318.

3.Cavité, etc., servant de cachette, de refuge ou de thébaïde.Antre d’Ali-Baba, des voleurs :

Où fuir? … Où porter ma honte et mes remords? Errant depuis le matin dans ces montagnes, je cherche en vain un asyle, qui puisse dérober ma tête au supplice… Je n’ai point trouvé d’antre assez obscur, de caverne assez profonde pour ensevelir mes crimes. Guilbert de Pixérécourt, Cœlina,1801, 3, 1, p. 42.

On voit des restes de chapelles ou de temples, des colonnes encore debout, sur la roche : on dirait une ruche d’hommes abandonnée. Les Arabes disent que ce sont les chrétiens de Damas qui ont creusé ces antres. Je pense en effet que c’est là une de ces thébaïdes où les premiers chrétiens se réfugièrent dans les temps de cénobitisme ou de persécution. Lamartine, Voyage en Orient,t. 2, 1835, p. 199.

P. ext.Lieu intime et silencieux, propre au travail et au repos.Antre d’un bureau; bibliothèque (Flaubert, Colette) :

Vous n’êtes jamais venue à Croisset. Il faut que vous connaissiez mon vrai domicile, mon antre. Flaubert, Correspondance,1878, p. 138.

Roi, je pense à la vieille, une vieille femme, pauvrette et ancienne comme la mère de Villon, chez qui j’avais trouvé un refuge, un lieu inaccessible aux rats, quelques mètres cubes de silence, un antre de solitude, et, là-dedans, un lit… J. et J. Tharaud, Une Relève,1919, p. 60.

4.Local ou pièce d’habitation dans laquelle une personne se livre à des occupations mystérieuses et inquiétantes.Antre de Faust, du sorcier, de l’usurier, antres maçonniques de Paris.

B.−P. métaph. ou au fig.[Suivi d’un adj. ou d’un compl. déterminatif abstr.]Lieu (fig.) d’activités suspectes :

Vous êtes moins brumeux, moins noirs, moins ignorés, Vous êtes moins profonds et moins désespérés Que le destin, cet antre habité par nos craintes, Où l’âme entend, perdue en d’affreux labyrinthes, Au fond, à travers l’ombre, avec mille bruits sourds, Dans un gouffre inconnu tomber le flot des jours! Hugo, Les Rayons et les ombres,1840, p. 1058.« 

C’est exactement cela, pour moi : un lieu secret, retiré du monde, où un Créateur/une Créatrice se livre à des activités mystérieuses, comme tout acte de Création… Comment, avec du matériel et du mobilier aussi restreints, parvient-on à « produire » des oeuvres qui vont émerveiller les Autres et traverser les époques?

Quand on voit ou qu’on imagine les conditions dans lesquelles travaillèrent certain-e-s, cela tient du miracle. Ce n’est pas tout à fait le cas pour Debufe, dont, après vous avoir présenté quelques tableaux, je vais vous faire visiter l’atelier. En effet, celui-ci, sis au troisième étage du Musée- dont vous avez déjà fait le tour sans que je vous y laisse vraiment pénétrer, autrement que par une photo ancienne – est une très vaste pièce très bien éclairée par d’immenses verrières. Le rêve pour un-e artiste!

« Lorsque Guillaume Dubufe s’installe avenue de Villiers en 1878, il aménage son atelier au 1er étage (actuel Salon rouge) et y travaille pendant dix ans.
En 1889, Dubufe fait surélever le bâtiment : l’atelier du premier étage devient la chambre au décor oriental de Madame Dubufe tandis que le peintre installe son atelier au 3 e étage (actuel atelier gris). Le décor de cet
atelier était très riche : papier peint à motifs, rideaux de velours, draperies, tapis orientaux… et même un piano demi-queue. Les grandes verrières et l’orientation au nord permettaient d’avoir la meilleure lumière pour peindre. Sur la façade, on aperçoit une poulie qui servait à monter les grands formats dans l’atelier du 3 e étage.« 

Mais plus étonnant encore : l’atelier ne contient que des oeuvres d’un autre peintre, Henner, qui, lui, officiait dans un local beaucoup moins confortable, à en juger par les photos accessibles.

Cet atelier était situé 11 Place Pigalle, dans un quartier nettement moins cossu que la Plaine Monceau. Mais quel charme!

Bref, si vous avez suivi mes pérégrinations dans l’histoire des deux peintres, ce que je vais vous faire visiter, c’est l’atelier de Debufe mais servant d’écrin aux oeuvres de Henner. Capito?

Le matériel exposé ci-dessus provient de l’atelier d’Henner jeune, à Strasbourg. Un extrait du Livret proposé par le Musée explicite la palette du jeune peintre.

« Les nombreuses lettres que le peintre envoie d’Alsace à son neveu Jules à Paris pour lui demander de lui apporter du matériel nous renseignent sur ce qu’il utilise : de grands tubes de blanc, de noir d’ivoire et d’ombre naturelle, de petits tubes de jaune de Naples, d’ocre jaune, de bleu de cobalt, d’huile blanche et d’essence de térébenthine, du « bithume » (sic), de « quelques feuilles de ce papier de cuisine et un petit flacon d’encre bien noire », de « quelques tortillons de ceux qui sont sur mon bureau dans ma chambre et encore deux crayons sanguine », d’un compas, de feuilles de papier de verre et de papier calque végétal. On sait qu’il utilisait également du bleu de Prusse, du brun-rouge et du vermillon. »

Je vous avais parlé de la Femme, mais, comme vous le voyez, il n’a pas peint qu’Elle… Et pas de mélange au musée: les femmes d’un côté, les hommes de l’autre…

Il est un aspect sympathique de ce peintre, que je n’avais pas relevé dans la visite (dommage!) : c’est le fait qu’il ait encouragé la créativité des femmes de son époque. Nous avons parlé de l’écrivaine en début de ce texte. Mais il fut aussi des peintrEs, qui n’avaient pas accès aux Beaux-Arts. Henner créa pour elles « L’Atelier des Dames », et y enseigna 15 ans durant (de 1874 à 1889) à des artistes comme Madeleine Smith, Juana Romani, Germaine Dawis, Dorothy Tennant. Elles posent pour lui, à l’occasion.
Ainsi, Madeleine Smith, qui deviendra Mme Champion et lèguera, avec sa soeur Jeanne, deux demeures voisines dans un « château », à Nogent, qui deviendront la Maison des Artistes, pour les artistes démunis.

Juana Romani, je vous en ai déjà beaucoup parlé lorsque j’ai retracé ma visite au Musée Ferdinand Roybet : cette jeune Italienne, modèle devenue peintre, qui sombra dans la maladie psychique très vite. On raconte que le décès de Henner précipita sa fin… Vous l’avez vue dans l’article précédent : l’Alsace attend, c’est elle. Le modèle à la longue chevelure rousse, encore elle. Et Henner fit son portrait, en tant cette fois qu’objet et non modèle.

Marie-Eugénie Gadiffet-Caillard a servi de modèle également au peintre. Pour ce « portrait de femme », mais aussi pour l’inquiétante « Religieuse ».

Portraitiste, elle débute au Salon de Paris en 1877 et devient sociétaire du Salon des Artistes Français (je vous ai déjà parlé de ces deux Salons dans un article précédent) à partir de 1783.

Dorothy Tennant est anglaise, elle. Plus connue sous le nom de Lady Stanley, car elle fut l’épouse de l’explorateur. Je n’ai pas identifié de tableau dont elle aurait à coup sûr été le modèle. Mais sa peinture ne renie pas l’influence de son Maître!

Quelle fut donc la vie de ce peintre, jeune Alsacien « monté » à Paris, pour y devenir le Professeur de ces Dames et l’artiste les mettant en scène? Je ne puis vous en dire davantage, cela reste pour moi énigmatique, car le musée le présente plutôt comme un puritain alors que son environnement et ses oeuvres dénotent des formes d’érotisme profond. Paradoxe ou simple dichotomie?

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