Hier je vous ai laissé-e-s à la porte de l’église, tout en vous ayant alléché-e-s avec les artistes créateurs des vitraux et avec son architecture. Il est temps d’y entrer pour ce concert, dont l’affiche vous a peut-être séduit-e.

Le public est déjà installé (beaucoup de têtes grises et blanches!). Mais il reste un peu de temps pour observer l’environnement. les orgues, d’abord. Rien ne vous étonne? Regardez la photo…
Eh oui, elles sont placées en face de nous ! Pour ce qui me concerne, je les ai toujours vues dans le fond (ou, très rarement, sur le côté) des églises. Je suis allée vérifier sur le net, et vous pouvez faire de même, par exemple sur un site dédié aux orgues, un autre, très beau, sur les orgues à Saint Omer et dans l’Audomarois, et dans les photos de l’intéressant article dédié à l’histoire de l’orgue sur Wikipedia.
J’ai fini par découvrir le fin mot de l’histoire. Si vous revenez au plan et à ma description d’hier, on entre dans l’église depuis l’intérieur du bâtiment, et non, comme souvent, par un portail donnant sur l’extérieur. Vous me suivez? En 1931, l’orgue Abbey avait été placé « normalement », dans le fond.
« La construction du nouveau sanctuaire s’accompagna de l’installation d’un orgue de 47 jeux construit par la maison Abbey. Malheureusement, la compagnie fit faillite avant que les travaux soient terminés. La fin de la construction et du montage se fit à la hâte mais l’orgue souffrit de défauts de conception. Les tuyaux étaient placés dans une pièce annexe s’ouvrant en baie sur le sanctuaire. Cet emplacement, qui avait été jugé convenable par le facteur, s’avéra néfaste à la sonorité de l’instrument, le son ayant des difficultés à se projeter dans l’église malgré la pression du vent qui altère par ailleurs la beauté et la clarté des timbres.
De plus, la console était située dans le côté opposé de l’église. La transmission électropneumatique d’Abbey s’avéra extrêmement fragile, ajoutant au retard d’émission du son et causant de nombreuses pannes et réparations coûteuses. »

Petite parenthèse ; je vous invite à aller découvrir l’histoire de la famille Abbey, qui oeuvrait à Versailles, puis à Montrouge; c’est passionnant! Et on y découvre que 1931 marque justement la fin de cette aventure familiale.
« le 1er août 1930, John Abbey meurt. Son fils John Marie décède à son tour le 28 octobre 1931. L’entreprise ferme définitivement ses portes. Les derniers orgues fabriqués sont ceux de l’église Sainte-Anne de la Maison Blanche, 1927-1928 (actuelle église Sainte-Anne de la Butte-aux-Cailles), de la Chapelle Sainte-Thérèse de l’Œuvre des orphelins d’Auteuil (actuels Apprentis d’Auteuil) et de l’Église américaine de Paris.«
Peut-être les problèmes de l’orgue Abbey sont-ils liés aussi à cette époque perturbée pour l’entreprise et ses créateurs?
Bref, il fallut le remplacer. Mais les ennuis ont duré une vingtaine d’années, et ce n’est qu’au début des années 50 que le projet fut amorcé par l’organiste titulaire, Edmond Pendleton.

Un organiste qui sort du commun… Né en 1899 à Cincinnati, il fit des études de composition, et devint ensuite chef d’orchestre. Puis tour à tour, pour gagner sa vie, saxophoniste et pianiste, puis organiste improvisateur (c’est là que nous le rencontrons). Il reprit la composition pendant la seconde guerre mondiale, dans les Alpes où il s’était réfugié, avant de revenir à Paris… jouer de l’orgue, entre autres. Il était ami, entre autres, de James Joyce, Ernest Hemingway et Pablo Picasso. (source)
Donc, la guerre finie, il se soucie de faire remplacer l’orgue à son retour. Mais ce n’est qu’en 1984 que la décision fut prise.
» Edmond Pendleton, organiste et chef de choeur de l’église de 1935 à 1975, amorça le projet qui se concrétisa seulement en 1984 lorsque le choix du conseil de fabrique se porta sur Rudolph von Beckerath. Suite aux leçons apprises de l’expérience précédente, il fut décidé que le nouvel instrument serait placé dans le sanctuaire contre le mur du fond du choeur. La conception de l’instrument, selon le « Werkprinzip », est due à Gerhard Scharenberg. Chaque plan sonore possède son propre buffet, le tout enchâssé dans un meuble de style gothique. Le récit (3è clavier) surplombe les claviers, les tuyaux sont en boîte expressive, à l’exception du jeu de Violprincipal 8′, en façade masquant les jalousies. Au centre du buffet, le Grand Orgue (2è clavier) avec les petits tuyaux du Principal 8′ en montre. Au sommet du buffet, le Positif (1er clavier), avec le Principal 4′ en montre. La Pédale est divisée en deux buffets encadrant l’ensemble, le Principal 16′ en montre.
La construction, en atelier, commença en juillet 1987 et dura neuf mois. L’instrument, opus 208 de la maison Beckerath, arriva à Paris le 7 avril 1988 pour être monté sous la responsabilité de Klaus Schmekal. Six sommiers, largement dimensionnés, construits en pin de l’Orégon, accueillent les 3328 tuyaux de fabrication artisanale dont 116 sont en bois (basses de Gedackt 16′, du Bordun 16′, de la Rohrflöte 8′; jeux de Violprincipal 8′ et Gedackt 8′) Les tuyaux de métal sont en alliage étain-plomb à 78% de Zn pour les Montres, 56% pour les Principaux, 46% pour les résonateurs d’anche et 36% pour les Flûtes. La préharmonisation de Hans Ulrich Erbslöh a été parachevée par Rolf Miehl et Timm Sckopp. Les motifs d’ébénisterie sont de Gunther Hamann.
L’inauguration se déroula du 7 au 9 octobre 1988. Richard Gowman (St. George’s Church), Connie Glessner (St. Michael English Church), Nicolas Gorenstein (Saint-Jacques-du-Haut-Pas), François-Henri Houbart (La Madeleine), Susan Landale (Saint-Louis des Invalides), Marie-Louise Jacquet-Langlais (Sainte-Clothilde), Gaston Litaize (Saint-François-Xavier) s’y firent entendre.«
Tout cela est un peu technique, et nous allons l’abandonner pour aller voir le vitrail situé au-dessus.

Hélas la photo est mauvaise, mais cela ne vous empêche pas de remarquer, comme moi, la beauté de la déclinaison de bleus… J’ai désespérément cherché sur le web une meilleure photo, en vain. (Par contre, vous pourrez voir tous les vitraux sur ce site d’un passionné.) Et vous pourrez aussi remarqué l’évocation de l’étoile de David, à 6 branches.
Quelques oeuvres décorent aussi les lieux, comme ce tableau que j’ai pu voir près du banc où je me trouvais.

Plus le temps, disais-je, car l’artiste arrive…

Bien sûr, vous ne verrez pas d’autre photo du concert, car je n’en prends jamais. Nous allons donc nous concentrer, si vous le voulez bien, sur la musique.
Le récital a commencé avec des pièces dont j’ignorais totalement l’existence : 6 consolations, de Liszt. Une très belle harmonie. Et, vraiment, « ça me parle »… Vous pouvez les entendre en ligne, il en existe de nombreuses interprétations, comme celle de Zilberstein. Pourquoi ce titre ? Il semble qu’il y ait deux hypothèses explicatives. L’une rattache le titre à celui d’un recueil de poésies de Sainte-Beuve, précédé d’une longue dédicace à Victor Hugo. L’oeuvre intégrale est accessible sur le net ici. J’ai beaucoup aimé les deux exergues, l’une de Chateaubriand et l’autre de Pétrarque.
« On ne hait les hommes et la vie que faute de voir assez loin. Étendez un peu plus votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants. (René).
« Credo ego generosum animum, præter Deum ubi finis est noster, præter seipsum et arcanas curas suas, aut præter aliquem multa similitudine sibi conjunctum animum, nusquam acquiescere ». (Petrarca, de Vita solitaria, lib. I, sect. 1)
Je vous en ai choisi un sonnet, qui est précédé d’un vers d’Horace : « Fallentis semita vitae »
« Un grand chemin ouvert, une banale route
À travers vos moissons ; tout le jour, au soleil
Poudreuse ; dont le bruit vous ôte le sommeil ;
Où la rosée en pleurs n’a jamais une goutte ;
— Gloire, à travers la vie, ainsi je te redoute,
Oh ! que j’aime bien mieux quelque sentier pareil
À ceux dont parle Horace, où je puis au réveil
Marcher au frais, et d’où, sans être vu, j’écoute !
Oh ! que j’aime bien mieux dans mon pré le ruisseau
Qui murmure voilé sous les fleurs du berceau,
Qu’un fleuve résonnant dans un grand paysage !
Car le fleuve avec lui porte, le long des bords,
Promeneurs, mariniers ; et les tonneaux des ports
Nous dérobent souvent le gazon du rivage. »
Effectivement, des échos, dans ces poèmes, avec ce que j’ai ressenti en écoutant avec bonheur les six morceaux… Le recueil date de 1830, et les pièces pour piano solo, des années 1844-1849. Donc pas impossible…
La seconde hypothèse évoque le poème de Lamartine « Une larme, ou Consolation ».
« Tombez, larmes silencieuses,
Sur une terre sans pitié;
Non plus entre des mains pieuses,
Ni sur le sein de l’amitié !
Tombez comme une aride pluie
Qui rejaillit sur le rocher,
Que nul rayon du ciel n’essuie,
Que nul souffle ne vient sécher.
Qu’importe à ces hommes mes frères
Le coeur brisé d’un malheureux ?
Trop au-dessus de mes misères,
Mon infortune est si loin d’eux !
Jamais sans doute aucunes larmes
N’obscurciront pour eux le ciel;
Leur avenir n’a point d’alarmes,
Leur coupe n’aura point de fiel.
Jamais cette foule frivole
Qui passe en riant devant moi
N’aura besoin qu’une parole
Lui dise : Je pleure avec toi !
Eh bien ! ne cherchons plus sans cesse
La vaine pitié des humains;
Nourrissons-nous de ma tristesse,
Et cachons mon front dans mes mains.
A l’heure où l’âme solitaire
S’enveloppe d’un crêpe noir,
Et n’attend plus rien de la terre,
Veuve de son dernier espoir;
Lorsque l’amitié qui l’oublie
Se détourne de son chemin,
Que son dernier bâton, qui plie,
Se brise et déchire sa main;
Quand l’homme faible, et qui redoute
La contagion du malheur,
Nous laisse seul sur notre route
Face à face avec la douleur;
Quand l’avenir n’a plus de charmes
Qui fassent désirer demain,
Et que l’amertume des larmes »
Personnellement, j’adhère moins à cette dernière, car certaines des pièces sont plus joyeuses que cela. La troisième, d’ailleurs, serait un arrangement d’un air populaire hongrois, et la cinquième, un madrigal.

La deuxième oeuvre interprétée par la pianiste est de Scriabine. Je devrais écrire « série d’oeuvres » ou mettre le terme « oeuvre » au pluriel : Opus 11, 1 et 2, Opus 14. Prélude op.16 n°1. Plusieurs « opera » au sens latin du terme, qui d’ailleurs, je viens de le remarquer, ne s’emploie pas en français : on dit « des opus ». Bizarre! J’ai, de loin, préféré l’Opus 16 aux autres, car plus sensible et plus doux. Je vous conseille d’écouter son interprétation par Igor Zukhov. Si vous voulez en savoir plus sur Scriabine, il y a eu en janvier 2022, pour les 150 ans de sa naissance, une émission dédiée sur France Culture.
On avance dans le temps, avec Les Jeux d’Eau. Ecoutons leur compositeur en parler:
« « Les Jeux d’eau, parus en 1901, sont à l’origine de toutes les nouveautés pianistiques qu’on a voulu remarquer dans mon œuvre. Cette pièce, inspirée du bruit de l’eau et des sons musicaux que font entendre les jets d’eau, les cascades et les ruisseaux, est fondée sur deux motifs à la façon d’un premier temps de sonate, sans toutefois s’assujettir au plan tonal classique. » (Maurice Ravel, esquisse autobiographique, 1928)
Elle s’inscrit dans la lignée de Liszt, tout en réclamant fortement sa modernité. En l’écoutant, j’ai pensé à Saint-Saëns, mais j’ai appris par la suite que celui-ci l’avait détestée et traitée de « cacophonie » ! Désolée, Meister, je ne suis pas d’accord avec vous, elle m’a beaucoup plu.

Retour à Liszt en fin de concert, pour les Variations sur un motif de Bach. Moins adepte de ce genre de musique. Et je me suis demandée, en bonne ignare que je suis, ce que signifiait le titre. Jusqu’à ce que je comprenne qu’en réalité, il ne s’agit pas de reprendre son prédécesseur, mais d’adopter une technique.
« En musique, le motif BACH désigne le motif formé par les notes si la do si. Cette séquence de notes s’écrit B A C H en notation allemande (le si bémol s’écrit B et le si bécarre s’écrit H) et forme le nom de famille de Jean-Sébastien Bach.
La première occurrence de cette suite est due à Jan Pieterszoon Sweelinck — il est possible, mais pas certain, que celui-ci l’ait écrite en hommage à l’un des ancêtres de Johann Sebastian, eux-mêmes des musiciens réputés.
La notation allemande, particulière, permet d’écrire BACH en toutes lettres alors que la notation anglaise par exemple, ne connaît pas le « H », utilisé pour noter le si naturel. De même, le mi bémol, noté E bémol en notation anglaise, est un « Es », se prononçant comme la lettre « S », en notation allemande. » (Wikipedia)
Voilà, vous savez tout… ou presque… alors que pour ce qui me concerne, je n’en ai pas encore saisi toute la finesse…

Bref, ce fut un beau concert offert par cette pianiste, qui a joué avec beaucoup de finesse et de doigté pour un public hélas trop peu nombreux. Un seul regret de ma part : je l’ai trouvée un peu « froide ». Mais peut-être est-ce explicable? Je ne vous ai encore rien dit d’elle, et voulais finir par quelques mots à son sujet. Mais visiblement la communication est maîtrisée… Impossible de trouver une biographie autre que ce qui en est dit sur son site personnel. Elle y explique notamment son attrait pour Scriabine.
Si elle est très touchée par Brahms, Liszt et sa Sonate, la musique française, dans laquelle elle baigne depuis son enfance, Bach, vers qui elle revient toujours, c’est Scriabine qui entre puissamment en résonance avec ce qu’elle est aujourd’hui.
« Il rassemble maintes qualités que je recherche au piano : l’harmonie hyper sophistiquée aux couleurs raffinées, la superposition de mélodies créant de multiples plans sonores, la diversité des états émotionnels parfois opposés ; mais ce qui me touche plus que tout est la singularité de son imaginaire. »

Il est temps de tourner la page, la dernière des partitions et celle de ces belles découvertes. Un dernier regard « to the American Church ». Au fait, je suis maintenant capable de vous dire pourquoi « église » et non « temple » (vous vous souvenez de mon questionnement dans le précédent article?). C’est que les lieux accueillent différents cultes, diverses religions… Quant à moi, j’espère y retourner admirer les vitraux et écouter d’autres concerts…
