J’espère ne pas vous avoir lassé-e-s hier avec Montesquieu, son Esprit et ses Pensées ? Nous allons revenir à Paris, au Théâtre de Poche Montparnasse, et à cette époque.

La salle est minuscule, et ne comporte pas de scène. Spectateurs et spectatrices se trouvent ainsi au même niveau que les acteurs, tout proches. Une telle proximité entraîne une forme d’immersion dans l’univers théâtral. Nous voici donc aux Enfers.
Un homme est assis derrière un bureau, lisant et écrivant. Lequel des deux est-ce ? Montaigne ou Machiavel? Je penche pour le premier… Apparaît alors un homme, grand, fort, portant beau, à la silhouette évoquant un De Gaulle… Une tenue étrange, mixant les époques. Une cape superbe sur les épaules, couvrant un costume sombre, et un chapeau à larges bords. Cette fois, pas de doute. C’est lui, Machiavel.

Se faisant humble devant l’autre personnage, il explique qu’il est venu le rencontrer pour échanger avec lui de ce qui se passe actuellement. Actuellement ? Si vous avez lu mon précédent article, vous imaginez la mise en abîme. De quelle actualité s’agit-il ? Celle du troisième empire ? Celle de 2018 ? Ou celle de mars 2022 ? Laquelle donne, avouons-le, une autre résonance à la pièce… Surtout pour celles et ceux qui ont lu Le Prince. Certains gouvernants ne se prennent-ils pas pour Alexandre dit Le Grand et ne rêvent-ils pas de rejouer la Bataille de Gaugamèles ?

D’autres ne suivent-ils pas à la lettre les préceptes énoncés dans le livre ?
» Il est toujours bon, par exemple, de paraître, clément, fidèle, humain, religieux, sincère; il l’est même d’être tout cela en réalité : mais il faut en même temps qu’il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées. »
« Tout le monde voit ce que vous paraissez; peu connaissent à fond ce que vous êtes, et ce petit nombre n’osera point s’élever contre l’opinion de la majorité. »
Et, au début de la pièce, l’acteur joue à merveille les « renards », pour devenir progressivement « lion »…
« Le Prince, devant donc agir en bête, tachera d’être tout à la fois renard et lion; car s’il n’est que lion, il n’apercevra point les pièges; s’il n’est que renard, il ne se défendra point contre les loups »
« […] ce qui est absolument nécessaire, c’est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l’art et de simuler et de dissimuler ».

Prestance et présence. Tels sont les mots qui me viennent pour évoquer Hervé Van der Meulen, qui interprète – vous l’aurez peut-être deviné – le rôle de Machiavel. Il joue avec finesse et puissance toute la gamme entre « renard » et « lion », tour à tour humble et prédateur.

Difficile dès lors de « faire le poids » contre lui. Et c’est ce que j’ai regretté. Montesquieu ne pèse pas lourd face à Machiavel, dans l’interprétation qui en est faite par Laurent Joffrin. En était-il de même de ses prédécesseurs ?
Durant la saison 2018-2019, c’était Pierre Santini qui interprétait Montesquieu, et Henri Briaux, Machiavel. Vous pouvez voir quelques extraits en ligne. Un entretien de Paolo Romani avec Pierre Santini, à ce moment, apporte quelques éclairages intéressants. Mais certains critiques de l’époque n’ont pas été plus tendres avec lui que je ne le suis pour la représentation à laquelle j’ai assisté.
« Dans une mise en scène sobre et frileuse, qui l’assigne d’une certaine manière aurang de monstre sacré, Pierre Santini semble gêné aux entournures et demeure peu enjoué. Hervé Briaux se révèle quant à lui captivant, inspiré. Les costumes d’époque figent le dialogue. Le décor, dépouillé, figurant des tranches de livres dessinées en fond de scène, n’évoque en rien les enfers et reste sans âme, un paradoxe pour un lieu accueillant des êtres privés de vie. On a le sentiment d’assister à une interview de Machiavel par Montesquieu.
C’est que le propos de Maurice Joly, déjà simplificateur, est encore simplifié, au risque de la caricature. On sous-entend en permanence la justesse des propos du Florentin, comme pour en célébrer insidieusement la victoire. Le rôle dévolu à Pierre Santini, manquant de couleur, ne permet pas de souligner suffisamment la valeur de l’Etat de droit, ce qui peut donner un tour populiste à la représentation. » (source)
Exactement ce que j’ai ressenti, de la place accordée à Montesquieu qui apparaît de ce fait davantage comme un « faire-valoir » des idées de son protagoniste.
La mise en scène avait elle en sus desservi les acteurs? Fausse bibliothèque, bureau fait de tréteaux supportant une plaque de verre… Et l’un des personnages en pull-over… Au contraire de la plus récente : vraies étagères et livres, bureau « faisant ancien », tenues semblant moins anachroniques…
Remontons un peu dans le temps. En 2018 avait été écrit un petit historique de la pièce, accessible sur le site du Théâtre de Poche.
« Ce dernier demi-siècle a vu quatre grandes adaptations à la scène des Dialogues aux enfers. La première est due étrangement à Pierre Fresnay qui mit en scène la pièce en 1968 et la joue au Théâtre de la Michodière en compagnie de Julien Bertheau. En 1983, au Petit-Odéon, la pièce
est montée par Simon Eine dans une adaptation de Pierre Franck avec Michel Etcheverry et François Chaumette. En 2005, l’adaptation de Pierre Fresnay fut reprise au Lucernaire, remaniée par Pierre Tabard, avec Jean-Paul Bordes et Jean-Pierre Andréani. Enfin, en 2018, le regretté Marcel Bluwal adapte et monte le texte de Maurice Joly avec Pierre Santini et Hervé Briaux pour ce qui restera comme sa dernière mise en scène. »
J’ai recherché ce qui avait été dit des autres adaptations et représentations. Il manque un lieu : le Ciné 13 Théâtre, où fut jouée l’adaptation de Tabard quelques années plus tard. L’un des acteurs est commun aux deux scènes, l’autre avait changé.

« Dubourjal a conçu une mise en scène dépouillée où Machiavel et Montesquieu sont vêtus de noir dans le noir. Une obscurité d’enfer, mais relative puisqu’on distingue un coffre clair où les personnages s’installent ou viennent prendre les hochets de leur pouvoir. Jean-Paul Bordes, l’un de nos plus grands acteurs, joue Machiavel tout en roueries, en détachements et en éclats sourds. Il est toujours entre la nuit du monde et la lumière des mots. Pour le personnage de Montesquieu, les hasards de la soirée font qu’il est tantôt interprété par Dubourjal, tantôt par Jean-Pierre Andréani. C’est Dubourjal que nous avons vu, acteur vif, net, coupant, s’appuyant avec une allégresse secrète sur le caractère juridique et discursif de ses répliques. Jean-Pierre Andréani, que nous avions vu il y a quelques années à la création du spectacle au Lucernaire, donne une image plus sensible, moins tranchante de l’auteur de L’Esprit des lois. Les deux comédiens sont à égalité, avec des personnalités différentes. Tous trois sont judicieusement endiablés dans ce brûlot d’antan qui reste un explosif lancé à nos trop confiantes démocraties. » (source)
Impossible de trouver quoi que ce soit sur les représentations de 1968, mais les deux acteurs aimaient jouer ensemble. On peut les voir dans Le Neveu de Rameau, ou encore dans L’Idée Fixe, dont la facture n’est pas sans rappeler le Dialogue…

Pour ce qui est de l’interprétation par Michel Etcheverry et François Chaumette, j’ai pu trouver un article datant de l’époque, mais impossible à copier… Vous pourrez le voir sur cette page du Nouvel Observateur, en date du 10 juin 1983.

1968, 1983, 2005, 2018, 2022… Des hypothèses, sans doute en émettez-vous, à propos de ces dates. Il semble que la pièce revienne sur scène lors ou à la suite d’évènements divers, avec lesquels elle entrerait en résonance. En est-il de même actuellement? C’est ce que je me propose de traiter dans le prochain épisode… à moins que je ne vous fasse encore partager mes ressentis? ou les deux? Affaire à suivre…