Je ne peux pas évoquer les lavandières, laveuses et autres lingères sans parler de la bugadière, en nissart « bugadiera » évidemment!
A Nice, des bugadières privées d’eau

Si elles ont disparu, ce n’est pas uniquement dû aux inventions techniques. A l’heure actuelle, même s’il en existait encore, vous ne pourriez pas les voir à cet endroit…

Pourquoi? Tout simplement parce qu’on ne voit plus couler le Palhon, Païoun, Paillon dans Nissa la Bella… Il a été enfoui, caché, comme s’il était honteux, hideux… Lui, le ruisseau-fleuve descendu de l’arrière-pays pour rejoindre la Méditerranée en plein coeur de la ville… Lui, qui reliait les montagnards aux marins, du Mont Auri à ce qui allait devenir la Promenade des Anglais… Lui, si impétueux l’hiver mais si discret en étiage… Totalement couvert, recouvert, rendu invisible sous ce qui est devenu le haut-lieu des rencontres de toutes sortes : théâtrales, muséales, littéraires… et le site des congrés, des promenades, des jardins d’enfants aux monstres ligneux…

propriété de la maison d’édition éponyme fondée en 1880 à Nice
La plus célèbre des bugadières
L’héroïne de la ville, Catarina Segurana, était selon la légende une « bugadiera ».
» Catarina Segurana es presentada souta lu trat d’una frema dóu poble, budagièra de coundicioun. L’istoria vóu qu’aurìa per cas, de l’assèdi de Nissa dóu 1543, amassat d’un còu de massòla, un pouòrta-ensigna turc li raubant, en meme temp, la bandièra desenemiga. «
Cette « massola », c’est un battoir à linge, qu’elle aurait tenu à la main en se précipitant, en tête de quelques soldats, au-devant des envahisseurs franco-ottomans, et avec lequel elle aurait frappé violemment un janissaire dont elle aurait volé l’étendard, avant de galvaniser la résistance au point de faire reculer l’ennemi.

Faula o realità, Catarina, seras toujou lou sìmbolou dóu courage e l’image de la voulountà de vinche, quoura lu « tiéu » soun en lou dangié, lou poudé de magnetisà, d’afoucà lu tihoun en la mauparàda. Noun soun li coulou, noun soun li fourma que pouòdon definì la bèutà… La Beutà… es lou « plen d’estre ». Es per acò, Catarina, que lu Nissart an toujou, embarbat en lou couòr, lou pantai que li as laissat. Ahì ! lu Nissart, lu Seguran… | le symbole du courage et l’image de la volonté de vaincre, quand les « tiens » sont en danger, le pouvoir de magnétiser, d’enflammer les tisons dans les « mauvaises passes ». Ni les couleurs, ni les formes peuvent définir la beauté… La Beauté… c’est la « plénitude d’être ». C’est pour cela Catherine, que les Niçois ont toujours dans le coeur le rêve que tu leur a laissé. Oui ! les Niçois, les Seguran… Henri Land |
Une chanson de 1913 met en scène la jeune femme, avec sa « massa », dans le premier couplet, et insiste sur le surnom des Niçois, issu de son nom.
Terra doun l’eroisme poussa, Brès de Massena e de Pepin, Tu qu’as vist fuge Barbaroussa Davan la massa de Catin, O Nissa, la tan bèn noumada, Filhola dei fier Phoucean, Escout’ ancuei dei tiéu enfan Toui lu laut e li allegri chamada. | Terre où l’héroïsme pousse, Berceau de Masséna (1) et de Pépin (2), Toi qui a vu fuir Barberousse (3) Devant la masse (4) de Catherine, Ô Nice, la si bien nommée (5), Filleule des fiers Phocéens, Écoute aujourd’hui de tes enfants Toutes les louanges et les allègres aubades. | |
Refren | ||
Flou dòu païs ligour, Nissa, lou nouostr’ amour, Ti saludan E ti cantan : « Viva lu Seguran ! » (bis) | Fleur du pays ligure, Nice, notre amour, Nous te saluons Et te chantons : « Vive les Séguran ! » (bis) |
Source : Mùsica tradiciounella de la countéa de Nissa
Une autre chanson la met en scène avec son battoir
Catarina Segurana, erouina dei bastioun, Catarina Segurana, que desfendia maioun, Noun pougnèt emb’un’espada, Noun bussèt emb’un bastoun. Manejava una massola Per picà sus lu nemic ! Pica ! Pica ! Pica ! Pica ! Per picà sus lu nemic ! Li bandièra li escapon, Si vé pu que li esclapa, Es la vergougna dei nemic ! | Catherine Ségurane, héroïne des bastions, Catherine Ségurane, qui défendait [les] maisons, N’empoignait pas une épée, Ne cognait pas avec un bâton. Elle maniait un battoir Pour frapper sur les ennemis ! Frappe ! Frappe ! Frappe ! Frappe ! Pour frapper sur les ennemis ! Les bannières leur échappent, On ne voit plus que les [membres] éclatés, C’est la honte des ennemis ! |
Source : Mùsica tradiciounella de la countéa de Nissa
Je n’ai trouvé ni tableaux ni chansons mettant en scène les lavandières à Nice. Par contre, on obtient sur le net un grand nombre d’informations sur la bugada et ses praticiennes en Provence.
Bugadières en Provence
La bugadiera est d’ailleurs un des santons de certaines crèches provençales.

La marque sur le battoir indique « M. Chave, Aubagne »
Le petit-fils de Marius Chave est toujours santonnier à Aubagne
Mistral a apporté une explication au terme « bugado » ou « bugada », selon les parlers, la « grande lessive » en Provence.
« Le mot bugado vient de bou, bouc, trou, parce que la lessive est proprement l’eau qui passe par le trou du cuvier. »
C’est lui aussi qui évoque les dictions liés aux lavandières.
« « Tan plan l’ivèr coume l’estiéu, li bugadiero van au riéu. » (Lou Tresor dóu Felibrige), dont la traduction pourrait être : « Tant l’hiver que l’été, les bugadières vont au ruisseau » ; ou le plus ironique : « Li bugadieros dóu riéu/ Manjarien soun ome viéu. » (Lou Tresor dóu Felibrige) « Les bugadières du ruisseau/ Mangeraient leur mari (tout) vif ». »
J’ai trouvé ces informations, ainsi que celles qui suivent, sur un site qui est une mine en ce domaine : Occitanica
« D’autres, au contraire, relèvent les traits généralement associés à ces femmes, et aux discussions autour du lavoir, lieu où se transmettent les informations (et les rumeurs). Tel est ainsi le cas de : « front de bugadiero, effronterie de harengère ; que bugadiero ! Quel bavard ! » (cf. Frédéric Mistral, Lou Tresor dóu Felibrige, définition de Bugadiero). C’est d’ailleurs le nom de cette profession que le Niçard J. Bessi choisit en 1871 pour baptiser son nouveau journal (La Bugadiera, Nice, 1871-1880). On dit aussi : « Lengut coma una bugadièra » (avoir la langue bien pendue comme une bugadière).
Notons enfin quelques expressions et dictons relatifs à la pratique :
« Que fai bugado entre Caremo e Carementrant/ Li bugadiero moron dins l’an. » : Qui fait sa lessive entre Carême et Carême-prenant, la bugadière meurt dans l’année. (superstition particulièrement répandue semble-t-il et relevée par de nombreux collecteurs).
« Las sorbras dal flascon de las bugadièiras garisson las fèbras » : Les restes de la gourde des lessiveuses guérissent les fièvres. Ce dicton souligne la réputation de bonne santé de ces bugadièras, solides travailleuses dont les « cueissas frescas » (Cf. ouvrage Grabels) furent également vantées. »
Enfin, au risque d’être prise en flagrant délit de copier-coller, je reprends sur le même site un extrait d’un poème sur la bugada, avec les deux graphies.
La bugado/ La bugada
Se soun lebados pla mati/ Se son levadas plan matin
Las labairos, e, per parti,/ Las lavairas e, per partir,
Biste, sans se trop escouti,/ Viste, sans se tròp escotir,
Cadunp al galop s’es coufado ;/ Caduna al galòp s’es cofada;
D’un grand pas lou pitiou troupel/ D’un grand pas lo pichon tropèl
Camino cat al ribatel ;/ Camina cap al rivatèl;
Dins de descos, sul toumbarel/ Dins de descas, sul tombarèl
Lous beus ban traina la bugado./ Los buèus van trainar la bugada.
Froment, Paul, A trabès régos : rimos d’un pitiou paysan, Villeneuve-sur-Lot ; impr.B. Delbergé, 1895. Texte original et transcription en graphie standardisée.
Il existe beaucoup de textes sur « la bugada ». En voici un récent, qui explicite la tradition en langage poétique.
Autrefois, deux fois l’an, c’était « la bugado » :
Quel tintouin, mes amis, et quel remue-ménage !
Dès l’aube du lundi tout d’abord le trempage
Dans l’eau additionnée de soude en gros cristaux ;
Un rinçage abondant ; et puis on préparait
Le cuvier tapissé d’un drap ou d’un tissu ;
On y mettait le linge, un autre drap dessus
Où l’on plaçait les vieilles cendres du foyer ;
Sur l’ensemble on versait alors de l’eau bouillante
Qui coulait dans un seau placé sous un trépied ;
Ca durait une nuit où tous se relayaient :
De l’eau, encor de l’eau, dans des vapeurs ardentes…
On empilait le linge en tas sur la brouette
Pour aller le rincer plus loin à la rivière
Ou au lavoir, selon… Et là les lavandières
Frottaient encore un coup torchons et serviettes,
Camisoles, jupons… Rinçages abondants,
Encor un et puis deux… Ensuite l’essorage…
L’étendage sur l’herbe … et la fin de l’ouvrage !
En est-il pour encor vanter « le bon vieux temps » ? »

Ah, « le bon vieux temps ! » Parfois plouf! L’une d’elles déséquilibrait son agenouilloir en tentant de rattraper un drap entraîné au fil de la rivière, et, la tête soudain plus lourde que le popotin, chavirait dans le courant. Vite on repêchait le cabasson, le linge et la pauvrette… » (Publié sur le site L’histoire-en-question). C’était un métier de maîtresses femmes. C’était aussi un métier de « fortes en gueule ». Les Bugadières n’hésitaient pas parfois à en venir aux mains.Les crêpages de chignon n’étaient pas rares. La fameuse scène au lavoir dans le roman Gervaise d’Emile Zola : » Par terre, la lutte continuait. Tout d’un coup, Virginie se redressa sur les
genoux. Elle venait de ramasser un battoir, elle le brandissait. Elle râlait, la
voix changée :
— Voilà du chien, attends ! Apprête ton linge sale !
Gervaise, vivement, allongea la main, prit également un battoir, le tint
levé comme une massue. Et elle avait, elle aussi, une voix rauque.
— Ah ! tu veux la grande lessive… Donne ta peau, que j’en fasse des
torchons !
Un moment, elles restèrent là, agenouillées, à se menacer. Les cheveux
dans la face, la poitrine soufflante, boueuses, tuméfiées, elles se guettaient,
attendant, reprenant haleine. Gervaise porta le premier coup ; son battoir
glissa sur l’épaule de Virginie. Et elle se jeta de côté pour éviter le battoir
de celle-ci, qui lui effleura la hanche. Alors, mises en train, elles se
tapèrent comme les laveuses tapent leur linge, rudement, en cadence.
Quand elles se touchaient, le coup s’amortissait, on aurait dit une claque
dans un baquet d’eau. » L’échauffourée se termina par une retentissante fessée administrée par Gervaise sur le derrière rebondi de Virginie.
J’aimeJ’aime
J’avais totalement oublié cette scène! Merci de me la rappeler!
J’aimeAimé par 1 personne